Pratiques culturelles et médiatiques

En mutation

d'Lëtzebuerger Land du 23.03.2012

Il est de notoriété commune que le paysage culturel luxembourgeois a connu ces dernières années des changements majeurs, avec l’apparition notamment du Mudam, de la Rockhal, de la Philarmonie et l’organisation d’évènements mobilisateurs tels que l’« année culturelle 2007 ». À ces transformations de l’offre culturelle locale viennent s’ajouter les changements dans les modes de consommation culturelle, avec entre autres l’utilisation accrue d’Internet, qui consent une utilisation mobile, souvent gratuite et illimitée de multiples produits culturels, la multiplication des programmes télévisuels, l’apparition des video on demand et le déferlement des journaux gratuits.

Afin de jauger les conséquences de ces bouleversements structurels le ministère de la Culture a commandité au Ceps/Instead une étude sur les pratiques culturelles et médiatiques au Luxembourg. L’analyse, réalisée par les chercheuses Julia Bardes et Monique Borsenberger, vise à comparer l’évolution des pratiques culturelles dans les dix dernières années (de 1999 à 2009) en se basant sur une enquête portant sur un échantillon représentatif de la population luxembourgeoise de plus de quinze ans.

Par rapport à la consommation médiatique, l’étude met en évidence que les résidents luxembourgeois passent la plupart de leur temps libre devant un écran, le temps moyen approchant les quatre heures par jour ! Dans le détail, les luxembourgeois passent en moyenne 2h37 devant la télévision, en légère progression par rapport à 1999 (plus 15 minutes), et parmi eux la proportion de téléphages – c’est-à-dire d’individus consacrant en moyenne plus de trois heures devant le petit écran – est passée du quart au tiers en 2009. Les téléphages se retrouvent avant tout chez les personnes âgées et les moins éduquées. À cette forte consommation télévisuelle s’ajoutent les loisirs numériques (jeux sur console ou PC, Internet, vidéo) dont la consommation moyenne journalière est estimée à 53 minutes, et ce en dehors du temps de travail ou d’études. Sans surprise, ce sont les jeunes générations (16-30 ans) qui passent le plus de temps sur leurs ordinateurs (moyenne : 103 minutes).

La presse payante quotidienne apparaît comme la grande perdante de cette mutation médiatique. Elle a connu une chute vertigineuse de son lectorat en passant de 81 à 67 pour cent de personnes déclarant la consulter au moins une fois par semaine. À noter que cette chute concerne avant tout les lecteurs occasionnels dans la mesure où la proportion de lecteurs quotidiens se maintient à près de 60 pour cent, ce qui reste un score tout à fait honorable par rapport aux autres pays européens. La lecture de la presse quotidienne payante conserve un caractère élitiste et se concentre dans les milieux instruits et socialement favorisés.

La presse gratuite quant à elle a su attirer une large partie du lectorat particulièrement chez les jeunes. Globalement, cette presse est lue par 70 pour cent de la population. Ce sont les moins de 35 ans qui composent la plus grande part du lectorat quotidien, et plus encore les moins de 25 ans, dont 50 pour cent lisent les gratuits tous les jours. La radio quant à elle reste un média de référence pour l’ensemble de la population : 90 pour cent l’écoute et les trois-quarts en font un usage quotidien. La forte présence de résidents étrangers (43 pour cent), le multilinguisme du pays, ainsi que l’influence culturelle allemande et française, impliquent que la consommation médiatique outrepasse largement le contexte purement luxembourgeois. C’est ainsi que les télévisions allemandes et françaises figurent au premier rang des chaînes les plus regardées et la moitié des lecteurs de journaux lit la presse étrangère. À ce propos on assiste à un renversement de tendance fortement symbolique : le français, qui figurait comme la seconde langue de lecture en 1999, après l’allemand, occupe désormais la première place.

De manière contre-intuitive, le temps croissant passé devant les écrans et la propagation de la presse gratuite n’ont pas entamé la consommation de la culture dite savante. Ainsi, près de 70 pour cent de la population déclare avoir lu au moins un livre pour le loisir dans l’année écoulée et ils sont plus d’un tiers à avoir lu au moins six livres (36 pour cent, contre 25 en 2009). Il s’agit d’une tendance remarquable qui, selon l’étude, va à contresens de la plupart des autres pays européens pour lesquels on dénote généralement une baisse de la lecture pour le loisir. Il est cependant à souligner qu’en 2009, l’analyse portait sur les livres et/ou BD alors qu’en 1999, la question ne se focalisait que sur les livres. Le fait d’avoir modifié la question explique probablement en partie ce score plus élevé. Parallèlement, l’étude dénote un accroissement remarquable pour l’ensemble des sorties culturelles. Les résidents luxembourgeois sont plus nombreux à se rendre au cinéma (66 pour cent contre 50 en 1999), au concert (57 pour cent contre 38 en 1999), au théâtre (35 pour cent contre 25 en 1999) et à visiter les monuments historiques (62 pour cent contre 36 en 1999), les musées (50 pour cent contre 38) et les galeries (47 pour cent contre 33). Enfin, l’étude met en évidence que près de 60 pour cent de la population s’investit dans des loisirs artistiques en amateur (le dessin, la danse, la peinture, la sculpture, la musique, etc.).

Bref, l’art et la culture semblent avoir acquis une place de plus en plus importante dans la vie des résidents luxembourgeois. L’étude le confirme, puisque 60 pour cent des personnes interrogées déclarent lui accorder de l’importance loin devant la politique (40 pour cent) ou les questions religieuses et spirituelles, mais néanmoins derrière la famille, les amis et le travail, qui font l’unanimité auprès de la population. Enfin, l’offre culturelle luxembourgeoise est largement appréciée car seulement dix pour cent des personnes interrogées se déclarent insatisfaites alors qu’une large majorité se déclare satisfaite (57 pour cent).

Le seul bémol dans ce tableau idyllique sont les disparités sociales qui persistent : Les catégories sociales plus élevées demeurent celles qui valorisent d’avantage la culture. Près de 80 pour cent des diplômés du postsecondaire estiment que l’art et la culture jouent un rôle important dans leur vie, contre 45 pour cent des individus de niveau scolaire primaire ou moins. À quelques exceptions près (cinéma, spectacle de danse, musée) l’accroissement global de la consommation culturelle n’a pas porté à une démocratisation de la participation culturelle. Celle-ci se caractérise toujours par de fortes disparités sociales et reste liée aux habitudes culturelles de l’enfance ainsi qu’à l’initiation et apprentissage transmis par les parents.

Pour les auteurs de l’étude, l’engouement accru pour la culturel s’expliquerait non seulement par l’apparition des nouveaux lieux culturels et l’organisation de l’« année culturelle 2007 », mais aussi par la consommation (souvent gratuite) de la musique ou des vidéos en ligne, qui, loin d’éloigner les gens des concerts ou des salles obscures, renforcerait au contraire leur fréquentation. En d’autres termes, la révolution numérique aurait produit des effets de complémentarité et de renforcement plutôt que des effets de substitutions. Il n’est cependant pas certain qu’elle soit suffisante pour estomper les disparités sociales persistantes qui caractérisent la consommation culturelle « plus exigeante ».

Julia Bardes et Monique Borsenberger : Les pratiques culturelles et médiatiques au Luxembourg – Éléments de synthèse de l’enquête Culture 2009 ; Les cahiers du Ceps/Instead n° 2011-16, disponible sous www.ceps.lu.
Raphaël Kies
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