La galerie Ceysson & Bénétière présente une vaste exposition monographique de l’œuvre d’ORLAN.
Plus de cinquante années de créations qui prennent le corps comme matériau d’expérimentation et d’interrogation

La femme aux mille visages

Les dernières Self-Hybridations : ORLAN hybridée aux figures anthropomorphes mayas N°12,05  et 09 (2022)
Photo: FC
d'Lëtzebuerger Land du 14.04.2023

Le vaste espace de la galerie Ceysson & Bénétière permet de déployer des expositions de grande envergure et d’ambition muséale. L’actuelle monographie consacrée à ORLAN (née Mireille Porte à Saint-Étienne en 1947, l’artiste tient aux majuscules dans ce pseudonyme qu’elle s’est choisi) en est un exemple flagrant. Pas tout à fait une rétrospective, car il manque quelques aspects de son travail de peinture notamment, l’exposition permet cependant d’embrasser près de six décennies de création et de mesurer à la fois la diversité et la cohérence de cette œuvre. Le parcours de l’exposition n’est cependant pas chronologique ou l’est plutôt à rebours. Il faut se rendre dans la deuxième grande salle pour retrouver les témoignages des premières performances de l’artiste, au milieu des années soixante. Avec ORLAN accouche d’elle m’aime (1964), celle qui n’est encore qu’adolescente manifeste déjà son programme artistique : mettre au monde sa propre identité et faire de son corps la matière première de son œuvre. Elle considère d’ailleurs cette œuvre comme sa date de naissance. Dès ce début, ORLAN se positionne dans une démarche féministe et se rebelle contre sa condition de genre. Plutôt que d’enfanter, ce à quoi son statut de femme la destinait (encore plus à l’époque), elle accouche de son art et s’approprie son corps. Suivra la série Tentative de sortir du cadre (1965) où on voit la jeune femme, nue, enjambant la moulure d’un cadre sculpté, une illustration assez évidente de la volonté de sortir des limites esthétiques et sociales imposées par le genre, la classe sociale, le faciès… D’autres images historiques montrent une ORLAN qui joue, avec une maîtrise visuelle précoce et une ironie narquoise, des représentations des femmes dans l’art. Toujours nue, elle descend un escalier, parodiant Duchamp ; au milieu de draps, et de dos, elle est une odalisque d’Ingres ; enveloppée de tissus, elle figure une madone digne du Bernin...

La carrière d’ORLAN prend son envol avec la performance Le Baiser de l’artiste qu’elle réalise en 1977 à la Foire d’art contemporain de Paris. Elle propose d’embrasser les visiteurs moyennant 5 francs glissés dans une sculpture-distributeur qu’elle incarne. Cette pièce qui superpose femme sacrée et femme objet fit scandale. L’artiste est licenciée de l’école où elle enseignait mais elle acquiert la célébrité dans un monde de l’art qu’elle provoque et dans les médias qui s’en délectent. Au fil de son œuvre, comme ici, ORLAN interroge les clichés de la femme – mère, sainte ou prostituée – elle dénonce la violence sur les corps des femmes. Elle poursuivra ce combat en transformant son corps, réellement par la chirurgie, ou virtuellement par des manipulations de son image. Dans les années 1990, elle entame une série d’opérations chirurgicales qui deviennent des performances. Le bloc opératoire devient son atelier, où son corps est opéré et modifié sous sa direction. Ces interventions donnent lieu à des vidéos, à des photographies, à des dessins et même à des pièces utilisant les matières corporelles issues de la chirurgie.

Avec le recul d’aujourd’hui, ces photographies performées trouvent une place de choix dans la lignée des Carolee Schneemann, Valie Export, Gina Pane, Yoko Ono ou Marina Abramovic, figures féminines du happening, de l’actionnisme, de la performance aux côtés des hommes comme Allan Kaprow, Hermann Nitsch, Michel Journiac ou le mouvement Gutai. La force n’est pas toujours la même, l’orientation du message non plus. ORLAN explore la capacité à résister aux « pressions sociales, politiques, religieuses qui s’impriment dans les chairs », comme elle l’explique. Ce n’est pas tant le résultat plastique de l’opération qui importe que son corps devenu une sorte de ready-made modifié et un lieu de débat public. Ainsi, elle se fait poser des implants près des sourcils alors qu’ils sont habituellement utilisés pour rehausser les pommettes. « Ce geste est un glissement qui amène de la monstruosité là où on attend de la beauté », détaille l’artiste. Elle a mis des paillettes sur ses petites bosses pour bien dire à quel point elle les assume : « Elles sont devenues des organes de séduction. »

Depuis 1998, ORLAN est passée du bistouri à la souris : Pour ses Reconfigurations-Self-Hybridations, elle utilise les technologies numériques de traitement de l’image. Elle mélange son propre visage à des œuvres représentant des canons corporels et artistiques empruntés à l’art précolombien, à la sculpture africaine, aux peintures d’Indiens et tout récemment (2022) aux Mayas. C’est ici une autre manière (moins invasive) de transgresser les limites du corps, d’en fabriquer des nouveaux. « Je voulais sortir de mon ethnocentrisme tout en continuant à interroger les représentations féminines. ». Autre forme d’hybridation, les photomontages de la série Les Femmes qui pleurent sont en colère où l’artiste a inséré des morceaux de photographies de son visage à douze œuvres de Picasso, principalement de Dora Maar. ORLAN a voulu « mettre en scène les femmes de l’ombre : les inspiratrices, les modèles, les muses » tout en dénonçant la violence qu’exerçait le peintre sur les femmes. « Il faut que les femmes qui continuent à obéir se réveillent, cessent d’être des objets. »

ORLAN, Ceci est mon corps… Ceci est mon logiciel… est à voir jusqu’au 13 mai à la galerie Ceysson & Bénétière au Wandhaff / Koerich

France Clarinval
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