Des algorithmes pour démocratiser la gestion de fortune

Robots conseillers

d'Lëtzebuerger Land du 19.06.2015

Les jeunes pousses de la « fintech » s’attaquent décidément à tous les bastions de la finance, même ceux que l’on pensait inexpugnables. Après le crédit et les services de paiement, elles s’en prennent désormais à la gestion de fortune, une activité qui se croyait à l’abri en raison de l’importance qu’y tiennent le conseil et la relation personnelle.

En France il est fait grand cas en ce moment du concept qui sera bientôt introduit par Yomoni. A partir de septembre, cette start-up proposera un contrat d’assurance-vie construit uniquement à base d’ETF (exchange traded funds, appelés aussi trackers). Pour le souscrire, le client aura affaire à un « robot conseiller » permettant d’assurer en ligne l’ensemble d’une prestation de gestion : détermination du profil de risque et des attentes en matière de rendement et de durée, puis allocation des actifs dans les ETF, avec arbitrage et adaptation régulière du portefeuille grâce à des algorithmes.

Le 9 juin lors d’une conférence de presse ont été présentés dix « portefeuilles de gestion diversifiée » correspondant chacun à un niveau de risque, avec une allocation spécifique en ETF déterminée par les conditions économiques et le profil du client (connaissance des marchés financiers, aversion au risque, situation familiale, niveau du patrimoine, produits financiers détenus etc..). Le ticket d’entrée est modeste (mille euros) et la tarification très attractive : pas de frais d’entrée et des coûts de gestion totaux limités à 1,6 pour cent des sommes déposées en comptant les frais liés aux sous-jacents ETF (0,3 pour cent), ceux du contrat d’assurance vie (0,6 pour cent) et ceux du mandat de gestion (0 ,7 pour cent).

C’est là que se situe le point-clé du concept. Les nombreuses plates-formes spécialisées dans l’investissement financier sont plutôt orientées sur la gestion conseillée, ce qui nécessite l’intervention du client pour tout placement et des connaissances financières qu’il ne possède pas nécessairement. Or Yomoni propose une gestion discrétionnaire. « Le particulier nous signe un mandat de gestion et nous nous occupons de tout. Nous lui ouvrons un contrat d’assurance-vie chez notre partenaire et nous assurons la gestion de son allocation, le tout avec des frais moitié moins élevés que dans un réseau classique », promet Mourtaza Asad-Syed, le fondateur de la société, qui est basé à Genève où ce concept existe depuis plusieurs mois (grâce à la start-up True Wealth).

Yomoni est donc un de ces « robo advisors », déjà bien implantés aux États-Unis, mais ne propose pas de solutions entièrement automatisées : « nous sommes une société utilisant la technologie pour le scoring, mais où la gestion n’est pas robotisée », insiste son président en mettant en avant le conseil personnalisé en ligne. Une formule qui autorise des tarifs plus élevés que les « robots purs » (où les frais sont de 0,3 à 0,7 pour cent par an) et permet une montée en gamme en fournissant aux clients plus fortunés des services à plus haute valeur ajoutée (ingénierie patrimoniale).

D’ailleurs, si le service est accessible à partir de mille euros, le montant moyen investi devrait être plus élevé, de l’ordre de 10 000 euros, soit une cible de clients « affluent » à l’image de celle d’ING Direct ou de Binck, des banques néerlandaises en ligne où le ticket moyen, en France, est d’environ 15 000 euros. La cible typique est composée d’épargnants pas assez aisés pour être éligibles à des services de gestion privée, et qui sont à la fois insatisfaits du rendement de l’épargne bancaire et déroutés par la complexité des produits financiers plus performants. Les robots leur permettent d’obtenir une gestion plus dynamique de leurs avoirs en accédant à des placements et formules normalement réservés à une clientèle plus fortunée.

« Jusqu’à présent les sites permettant de gérer son épargne en ligne offraient une multitude d’outils, de sources d’informations, de données pour investir. Mais ce n’est pas ce que cherche le particulier. Il veut qu’on s’occupe de lui, qu’on lui mâche le travail et souhaite un réel suivi de sa situation », explique Nicolas Marchandise, le cofondateur d’Advize, précurseur du concept en France en 2012, qui cherche surtout, comme Yomoni, à séduire les jeunes actifs nés après 1980, dite « génération Y », familière des technologies et en phase de constitution d’épargne, ceux-là mêmes qu’aux Etats-Unis, Goldman Sachs surnomme les « Henry », pour « high earning, not rich yet ».

Les acteurs traditionnels de la gestion privée surveillent cette évolution avec attention mais sans inquiétude particulière. Ils considèrent, avec raison, que les cibles de clientèle ne sont pas les mêmes et que les montants en jeu ne sont pas comparables. Ainsi Yomoni vise un milliard d’euros sous gestion d’ici trois à cinq ans. Le pionnier américain Wealthfront, créé en 2011, n’en est encore qu’à deux milliards de dollars d’actifs gérés et son principal concurrent Bettermen à 1,4 milliards dans un métier où une taille critique de 10 à 20 milliards est couramment citée. Aux Etats-Unis, ils ont séduit près de 75 000 particuliers, selon une étude publiée mi-mars par Goldman Sachs. Advize compte 3 000 utilisateurs et Yomoni en espère 5 000, un objectif qui parait ambitieux au vu du faible engouement des particuliers pour les placements en ligne. Ainsi, les contrats d’assurance-vie sur Internet, souvent bien plus performants que ceux distribués dans les réseaux bancaires classiques, atteignent péniblement cinq pour cent de la collecte totale. Un chiffre qui confirme les résultats de plusieurs études, selon lesquelles en matière de placements les clients restent attachés au « conseil humain » et font davantage confiance aux acteurs traditionnels de la finance et à leurs marques bien établies.

Une attitude qui n’exclut pas la prudence. Car les mêmes travaux montrent aussi qu’un nombre croissant d’investisseurs ne souhaitent pas trop d’interaction avec leur banque, et se satisfont d’une interface. Ils révèlent aussi la volatilité de certains épargnants qui se dirigent en priorité là où se situe leur intérêt. C’est ainsi que, de même que les compagnies aériennes low-cost ont fini par tailler des croupières aux compagnies classiques grâce à leur excellent rapport qualité-prix, les « robots conseillers » pourraient bien conquérir une clientèle bien plus large que prévu, si, en plus de tarifs compétitifs, la performance est au rendez-vous.

Il est encore trop tôt pour dire si les allocations qu’ils proposent tiendront leurs promesses : en Europe l’historique est trop court et aux États-Unis les études comparatives font défaut. Mais si c’est le cas, une partie de la clientèle actuelle des acteurs traditionnels, qui n’offriraient rien de mieux et pour plus cher, pourrait s’en détourner. De son côté la clientèle des robots n’aura aucune raison, lorsqu’elle sera plus fortunée qu’aujourd’hui, de migrer vers les « fournisseurs » classiques, sauf pour des prestations complexes et pointues, essentiellement fiscales et juridiques.

Face à une évolution qui transforme en profondeur leur business model et menace leurs emplois (lire encadré) la réaction des banques est de chercher à contrôler le système pour en tirer profit, tant sur le plan financier que conceptuel et technologique, comme cela a été fait avec d’autres fintechs.

Ainsi le Crédit Mutuel (qui a déjà investi en 2011 dans le site d’épargne entre particuliers Prêt d’Union) vient d’entrer au capital de Yomoni en compagnie de Iena Venture, « incubateur » de la société de gestion Financière de l’Echiquier, les deux partenaires ayant apporté au total 3,5 millions d’euros. D’autre part, le contrat d’assurance « Yomoni-Vie » sera géré par Suravenir, filiale du Crédit Mutuel.

Plusieurs banques ont également allumé des contrefeux en élaborant en interne des solutions alliant gestion en ligne en grande partie automatisée et conseil personnalisé : en Suisse les sites UBS Advice, Investomat (Banque Cantonale de Glaris) ou ePrivateBanking (banque en ligne Swissquote) relèvent de cette stratégie de réponse aux « robots conseillers » des fintechs. De quoi voir, dans un proche avenir, de plus en plus d’offres basées sur la gestion automatisée de placements élaborés mais rendus accessibles, par ce biais, à un plus vaste public.

Georges Canto
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