Hamilius

Coup de projecteur sur le flow

d'Lëtzebuerger Land du 25.03.2010

Des centaines de spectateurs se ruaient au premier étage de l’Utopolis jeudi dernier, rassemblant un public éclectique qui mélangeait le monde du cinéma à celui du hiphop luxembourgeois dans un brouhaha chaotique et convivial, là où trop souvent, l’architecture imposante du multiplexe crée une agoraphobie chez les passionnés du cinéma qui se faufilent dans ces couloirs géants telles des fourmis solitaires. En entrant dans la plus grande salle du multiplexe, les spectateurs découvraient non pas un tapis rouge mais un tapis de danse avec une vingtaine de b-girls et de b-boys qui mettaient le feu à la salle avant même que le film n’ait commencé. Une enceinte crachait des beats hip-hop et contribuait à engendrer un événement cinéma qui renouait avec la vocation première du septième art comme art forain et populaire, loin des faux airs d’un cinéma embourgeoisé et pseudo-intellectuel que ce milieu tend trop souvent à cultiver aujourd’hui. Avec l’avant-première du documentaire Hamilius, Alain Tshinza et Antevita Films ont réussi à insuffler une âme et une vie à un multiplexe qui a retrouvé, le temps d’une soirée, la signification profonde de son slogan archiconnu « movies, moments [&] more ».

Une fois les lumières éteintes, les cris du public continuaient à retentir sur les premières images graphiques présentant de manière frontale la finesse des danseurs de breakdance en dessous d’une auréole de néons dans les sous-sols du Centre Hamilius, un lieu chargé de mémoire qui constitue le centre névralgique du film. Que ce soit avec DJ Mike MC ou encore le groupe de breakers Cool Brebs, il est étonnant de découvrir que des Luxembourgeois, toutes couleurs de peau confondues, ont adhéré dans les années 1980 à ce mode d’expression en pleine émergence à l’époque.

Ainsi, le spectateur ne peut s’empêcher de rire quand les professeurs, chefs d’entreprise et journalistes d’aujourd’hui se mettent, avec trente ans de plus sur le dos, à rejouer leurs chorégraphies de l’époque. S’ils n’ont pas oublié les mouvements déconstruits qui caractérise ce style de danse, leurs corps ont tout de même du vécu et ainsi un décalage assez ludique s’installe entre le bon vieux temps et l’époque contemporaine. À l’instar du t-shirt de DJ Jean Moran, sur lequel on peut lire « le rap c’était mieux avant », le film, teinté par moments d’un certain sentiment de nostalgie pour une époque révolue, raconte l’ouverture et la fermeture du fameux magasin de disques Mono Record Shop et les sessions d’enregistrement clandestines dans les locaux de Radio Ara, où Felix Andrade improvisait ses émissions hiphop d’une manière organique et libre.

Ce documentaire retrace l’histoire de la culture hiphop luxembourgeoise en passant par trois générations (les années 1980, 1990 et 2000) et quatre disciplines (la danse, le graffiti, le rap et le djing). Le film a le mérite de dresser un panorama complet de cette culture urbaine qui s’étend encore de nos jours du nord au sud du pays, en passant par la capitale et son quartier général, le Centre Hamilius. Le catalogage des personnes et des concerts, filmés pour la plupart du temps comme un reportage télévisuel pour France 2, a comme résultat un effet d’illustration qui ne permet pas d’établir une connexion émotionnelle avec les protagonistes.

Si la technique de l’interview est efficace pour construire un récit, elle ne nous renseigne en rien sur la vérité intrinsèque du quotidien des personnages qui sont souvent réduits au rôle de figurants en nous racontent leur vécu enjolivé face caméra. Mis à part le début et la fin du film, il est très difficile de comprendre le point de vue du cinéaste sur son sujet d’autant plus qu’il ne trouve pas une approche formelle novatrice pour filmer le graffiti, le rap ou le djing alors que ce sont des pratiques artistiques qui demandent aujourd’hui d’être revues sous un autre angle. Le même film aurait pu être tourné en Belgique, en France où en Allemagne et en cela il se rapproche malheureusement plus d’un produit télévisuel que d’une œuvre cinématographique à part entière.

Le réalisateur Alain Tshinza, graphiste de formation, chrétien évangélique affirmé et rappeur dans l’âme, définit son rôle d’artiste ainsi que ses croyances religieuses par sa foi inconditionnelle dans le Créateur. L’énergie positive contenue dans les prières quotidiennes de Gospel Emcee se décline sous forme de rimes qu’il déclame depuis une quinzaine d’années avec un flow à mi-chemin entre le hiphop et la funk dans les clubs, squats et cafés luxembourgeois et bruxellois. C’est la New School des années 1990, avec entre autre des groupes comme Public Enemy et Gunshot qui l’ont attiré vers cette musique avec laquelle il réussit à exprimer beaucoup de choses avec une économie de moyens.

Respirer cette culture dans les années 1990, c’était regarder MTV Raps le matin, faire des freestyle au Centre Hamilius l’après-midi et aller à des concerts hiphop avec des amis le soir. Né d’une envie de documenter ce mode de vie pour le rendre accessible au grand public, Tshinza veut montrer que le hiphop luxembourgeois n’est pas le fruit d’une contestation sociale ou politique comme aux États-Unis mais d’une volonté de faire pacifiquement de la musique à l’intérieur d’un cadre festif. Le Luxembourg évite par ce biais le risque du communautarisme qui est prédominant en France, où il faut avoir vécu en banlieue et avoir un passé de dealer de drogues pour pouvoir être pris au sérieux dans ce milieu. Le réalisateur estime que ce projet va permettre aux jeunes rappeurs luxembourgeois d’aujourd’hui de grandir avec une base solide sur laquelle ils peuvent construire une identité hiphop locale dans le futur.

Face à la boîte de production Antevita Films et une subvention du Film Fund, le cinéaste n’a pas voulu s’aventurer dans une approche formellement trop expérimentale afin d’éviter le risque de se retrouver avec un film décousu et insignifiant à la fin. Selon Tshinza, les interviews qui structurent le film lui ont permis de construire un récit solide qui est entrecoupé par des scènes formellement plus osées. Le choix de montrer autant de groupes à la fois dans un seul film résulte d’un désir de donner un visage éclectique et riche au hiphop luxembourgeois dans lequel se déclinent plusieurs styles différents qui s’entrechoquent. Dans cet ordre d’idées, le réalisateur fait coexister des images montrant un orchestre en train de jouer le Feierwon avec des images de rappeurs en train de déclamer leurs rimes face caméra. Le film culmine dans le cortège annuel de la fête nationale, dans lequel les têtes des MC’s et beatmakers sont reconnaissables. Le but étant de montrer que le hiphop est une partie de l’histoire du Luxembourg et que les rappeurs d’aujourd’hui peuvent aussi se revendiquer de cette tradition luxembourgeoise qu’il se réapproprient à leur façon.

Nous retrouvons cette coexistence pacifique de plusieurs styles différents dans la bande originale du film, créé principalement par le beatmaker Dul du Chill Mindlab. Jean-Luc Giuliani, fils d’un batteur professionnel, a débuté en tant que MC et beatmaker en 2005. Pour le film, cet amoureux de la funk et de la soul qui puise d’habitude son inspiration dans les samples acoustiques du hiphop de la East Coast des années 1990, est allé à la pêche de sons synthétiques issus de la West Coast pour recréer avec des samplers 12 bit une rythmique minimaliste qui vise à recréer la structure musicale des beats des années 1980.

Étrangement la spécificité du hiphop luxembourgeois semble moins résider dans les textes des MC’s que dans leur flow. La tour de Babel luxembourgeoise fait que chacun chante ses textes dans sa langue maternelle, ce qui a comme conséquence que les beatmakers sont en plein essor et ramenés au centre du processus de création aujourd’hui. Ils créent des rythmiques qui transgressent les barrières langagières, leurs structures musicales touchent un public universel. Il n’est pas étonnant de voir DJ Kwistax comme l’un des rares représentants issus de cette culture qui arrive aujourd’hui à vivre de son art.

Yannick Muller a grandi au Luxem­bourg en faisant ses armes dans le hiphop des années 1990, avant de s’exiler à Bruxelles en 2001 où il s’est échappé assez rapidement du peloton hiphop pour découvrir une nouvelle énergie dans la musique dite électronique. Ainsi il évolue dans des styles underground comme le dubstep, le UK garage, la booty bass ou encore le kuduro, un style musical angolais qu’il qualifie de musique de ghetto issue d’un pays du tiers monde. En 2003 il a formé le collectif Freaks [&] Geeks composé de trois amis qui se sont rencontrés dans un des nombreux forums sur la toile. Les trois DJ’s partagent un goût pour un style de musique difficilement classable, situable quelque part dans un terrain vague entre le hiphop et l’électro. L’état d’esprit de Kwistax retrouve les mots d’Alain Tshinza, qui affirme que l’avenir du hiphop luxembourgeois se situe dans une ouverture d’esprit où les rappeurs et DJ’s doivent oser faire des jamsessions avec des rockeurs pour ne pas rester cantonnés dans l’âge d’or du hiphop qui, vu de l’extérieur, semble aujourd’hui révolu.

Thierry Besseling
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