Mobilisation contre les nouvelles formes de criminalité financière

Blanc cassé

d'Lëtzebuerger Land du 06.08.2021

En ces temps troublés, la date-anniversaire est passée quelque peu inaperçue, alors qu’elle n’avait rien d’anodin pour les professionnels de la finance, et même largement au-delà de leur monde. Le 10 juin 2021 cela faisait en effet trente ans qu’était approuvée par le Conseil des ministres de l’Union européenne (qui comptait à l’époque douze membres) la première directive de lutte contre le blanchiment d’argent, qui était applicable le 1er avril 1994.

Il est frappant de constater à quel rythme le dispositif a évolué. Alors qu’il avait fallu plus de quatorze ans pour passer de la première à la troisième directive (adoptée en octobre 2005) un délai de moins de trois ans et demi s’est écoulé entre la quatrième (mai 2015) et la sixième (octobre 2018). À peine une directive est-elle entrée en application qu’une autre se prépare.

C’est donc sans surprise que seulement six semaines après la date-limite fixée pour la mise en place de la sixième directive dans les établissements financiers (3 juin 2021), la Commission européenne a présenté dans un document publié le 20 juillet « un ensemble ambitieux de propositions législatives visant à renforcer les règles de l’UE en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ».

« On part à la recherche de l’argent sale ! » a annoncé le compte Twitter de la Commissaire européenne aux services financiers, l’Irlandaise Mairead McGuinness, avec l’hashtag « #UEstopdirtymoney » et le slogan « Beating financial crime ».

Ce paquet législatif, qui s’inscrit dans la stratégie de l’UE pour « l’union de la sécurité » sur la période 2020-2025, comporte des mesures visibles par le grand public comme l’instauration d’un plafond de 10 000 euros pour les paiements en espèces dans toute l’Union ou encore l’interdiction de portefeuilles anonymes de crypto-monnaies, très utilisées pour le blanchiment. « Nous veillerons à ce que les transferts de crypto-actifs soient traçables », a précisé Mrs McGuinness.

Mais il contient d’autres mesures bien plus ambitieuses. Au premier plan figure la création d’une autorité européenne de lutte contre le blanchiment d’argent. Envisagée depuis plusieurs années, elle devrait être mis en place dès 2024 et être pleinement opérationnelle en 2026. Cette agence aura des pouvoirs d’intervention directe au niveau des États, en surveillant et coordonnant les actions nationales, et en renforçant par ailleurs la coopération entre les cellules de renseignement financier.

Un autre changement majeur de stratégie s’annonce. Selon le document publié le 20 juillet, la sixième directive anti-blanchiment fait bien partie des mesures destinées à muscler l’arsenal juridique européen, mais elle pourrait être la dernière. Là aussi il s’agit de l’aboutissement d’une réflexion déjà ancienne : pour être mises en œuvre les directives doivent être transposées dans le droit des États dans les deux ou trois ans. Ce long délai et les différences persistantes entre des lois nationales, pourtant issues de la même directive, créent des failles utilisables par les délinquants. La Commission préfèrerait agir par des règlements, comme le RGPD, bien connu depuis 2018 : toutes leurs dispositions sont obligatoires et les États membres sont tenus de les appliquer telles quelles. Leur mise en œuvre est rapide.

On observe d’ailleurs que trois règlements figurent parmi les propositions législatives du 20 juillet : celui qui institue la nouvelle autorité européenne de lutte anti-blanchiment, celui qui contient des règles directement applicables de vigilance à l’égard de la clientèle et des bénéficiaires effectifs et enfin celui qui porte révision d’un règlement de 2015 sur la traçabilité des transferts de crypto-monnaies.

Les modifications fréquentes de la réglementation anti-blanchiment sont la preuve que le phénomène n’a pas été éradiqué (comme le montrent les poursuites engagées contre NatWest par l’autorité britannique FCA au printemps 2021) et que ses formes évoluent constamment, d’où une nécessité quasi-permanente de s’adapter et de colmater les brèches décelées dans les dispositifs successifs.

Comme pour apporter de l’eau au moulin des autorités de tutelle, plusieurs documents ont été publiés au cours des dernières semaines, qui attirent l’attention sur les nouvelles formes de la criminalité financière. En France deux évènements intéressants ont eu lieu le même jour – 7 juillet – ce qui ne relève probablement pas de la coïncidence. Le premier a été la publication du rapport annuel de Tracfin, la cellule française de renseignement financier, rattachée au ministère de l’Économie et des Finances. Comme chaque année, le document montre que le blanchiment des sommes tirées du trafic de stupéfiants reste la menace principale. Mais aux méthodes classiques et frustes, qui impliquent par exemple le secteur des jeux d’argent et de hasard, très exposé « en raison des difficultés des professionnels à constituer une connaissance suivie et étayée de leur clientèle » ou l’utilisation de passeurs pour les transferts d’espèces à l’étranger (notamment en direction des pays producteurs de drogue) s’ajoutent désormais des pratiques plus élaborées faisant intervenir des structures commerciales légales. Ces dernières facilitent l’injection directe d’espèces dans l’économie réelle via des sociétés exerçant dans un secteur d’activité considéré comme sensible (bâtiment, sécurité privée, automobiles d’occasion…) ou la rémunération de travailleurs non déclarés.

Surtout, l’année 2020 aura été marquée par une nouvelle forme de criminalité : les fraudes aux différents dispositifs de soutien à l’activité économique. Le système de chômage partiel a été particulièrement « dévoyé à des fins d’escroquerie », le plus souvent par « des réseaux organisés de détournement des dispositifs publics mis en place dans le cadre de la crise ».

Le jour même de la publication du rapport de Tracfin, la police judiciaire française présentait les conclusions de ses derniers travaux sur les phénomènes criminels. Selon le quotidien Le Monde qui a rendu compte du colloque, les intervenants successifs ont décrit la délinquance mondialisée d’aujourd’hui comme « opportuniste, protéiforme, structurée, conquérante, transfrontalière, ultra-capitaliste, aussi discrète que violente et dotée d’une immense capacité d’adaptation ».

Sans surprise elle est dominée par le trafic de stupéfiants « qui a connu un développement spectaculaire ces vingt dernières années avec un doublement des mis en cause ». Représentant 1 pour cent du PIB français, il emploie directement 21 000 personnes et en fait vivre 240 000 (mules, guetteurs et nourrices), des chiffres certainement sous-estimés.

Pour la directrice de l’Office antistupéfiants, Stéphanie Cherbonnier, ce trafic est une « infraction-mère » entraînant dans son sillage tout un lot de délits et de crimes notamment des règlements de comptes sanglants (80 pour cent leur sont directement liés). Il finance également le trafic d’armes et se trouve à la source d’une grande partie de la criminalité financière. On pense en priorité au blanchiment des quelque trois à quatre milliards d’euros (fourchette basse) générés chaque année par la vente de stupéfiants en France.

Mais Mme Cherbonnier a particulièrement insisté sur la montée en puissance de la corruption, qui, publique ou privée, se révèle très dévastatrice bien qu’elle soit rarement mise en avant. Elle distingue trois catégories de participants : des agents qui « maîtrisent les flux » (les dockers, par exemple, mis en cause dans plusieurs affaires récentes), des fonctionnaires qui « peuvent faciliter le sort des trafiquants » (policiers, douaniers, personnel pénitentiaire) et des agents municipaux qui peuvent mettre des équipements publics à disposition des délinquants. La lutte anti-corruption devient une priorité car de son côté Tracfin déclare faire de « la lutte contre les manquements au devoir de probité » un de ses principaux axes de travail, avec la création d’une cellule d’enquête spécialisée. Elle traque les « manquements à la déontologie de la part d’agents publics en fonction impliqués dans des activités non déclarées ou la manipulation d’espèces d’origine inconnue » et s’intéresse aussi à l’aspect international du problème avec la détection de la corruption d’agents publics étrangers et le blanchiment, en France, du produit de détournement de fonds publics étrangers.

Flambée des coûts

Une étude publiée en avril 2021 par le cabinet américain LexisNexis Risk Solutions a révélé pour les établissements financiers européens une augmentation de 21 pour cent du coût de la conformité en matière de criminalité financière en 2020. Il atteint désormais 117,5 milliards de dollars. 60 pour cent sont des frais de personnel, le reste étant lié à la technologie. Les préparatifs de mise en œuvre de la sixième directive anti-blanchiment, qui devait être transposée dans les droits nationaux avant le 3 décembre 2020 a naturellement eu un impact « y compris en termes de coûts associés à la formation supplémentaire et à la mise à jour des systèmes et processus ». En effet, entre autres nouveautés, elle implique une plus grande responsabilité personnelle des collaborateurs dédiés à la conformité. La situation sanitaire a aussi joué un rôle. Les quelque 380 sociétés financières interrogées attribuent au Covid entre 12 et 19 pour cent de la hausse du coût de la conformité financière constatée au cours des douze derniers mois. Selon le rapport, « la pandémie a offert de nouvelles cibles aux criminels » tout en augmentant d’un tiers les délais moyens de contrôle, en raison des confinements et du télétravail qui ont rendu la surveillance plus difficile.

Georges Canto
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