Résidences d’artistes : récit d’une expérience

Comment expliquer le selfie à un lièvre mort ?

d'Lëtzebuerger Land du 16.05.2014

15 février 2014, aéroport d’Hambourg, 7 heures du matin. 1h45 de vol, pas de turbulences, je lis Libé (ça me donne un air intello parisien), en Une, la deuxième saison de House of Cards, que j’ai commencé la veille sur Netflix grâce à mon VPN. Mais bon ça commence un peu mal, Frank Underwood a tué Zoé Barnes, je suis encore sous le choc. Arrivée à Paris à l’aéroport Charles de Gaulle. Un peu partout des militaires avec des mitraillettes sont là pour faire régner la sécurité. Je prends le RER B pour rejoindre la Place de Clichy. Le décor est planté, le SDF qui a investi tout un arrêt de bus, des nounous africaines par-ci par-là avec des poussettes contenant des bébés « fromage blanc ».

Je suis accueilli par Valérie Quilez, responsable de la Mission culturelle luxembourgeoise en France, un visage familier, une énergie montée à bloc, c’est la fourmi assidue parisienne du ministère de la Culture que tous les artistes luxembourgeois connaissent lorsqu’ils mettent les pieds dans la capitale française.

Je reprends le RER B direction Cité Universitaire, c’est là que se trouve la Fondation Biermans-Lapôtre dans laquelle je vais passer deux mois, fréquenté historiquement par bon nombre de femmes et hommes politiques luxembourgeois (Jacques Santer, Viviane Reding…), mais aussi certains galeristes luxembourgeois… Cela devrait sans doute me donner de l’espoir pour mon avenir.

Le directeur Jos Alvoet m’accueille avec un large sourire dans sa « maison », la Fondation doit être pour lui un lieu convivial, de partage et d’échange culturel. Et c’est le cas, « Chez Berthe et Hubert » le bar du jeudi à la fondation, je rencontre plein d’étudiants venus pour la plupart de Belgique et de Luxembourg, la bière est à un euro, verre en plastique, en fond sonore une sorte de house techno assez cheap, mais l’ambiance est assez bonne. Je discute avec Pierre Olivier, un acteur du cours Florent, je lui parle d’un projet de film, il est partant.

Le lendemain je me retrouve devant le tableau Un Enterrement à Ornans de Gustav Courbet au Musée d’Orsay. Je suis plongé dans la peinture, dans le réalisme, dans ce qu’il y de plus impressionnant dans l’art. Il a peint le trivial et le banal en le représentant de façon quasi sacré. Une direction possible.

Mon but principal pendant cette résidence d’artiste est de mettre sur pied mon exposition Le retour du plombier polonais pour le Centre d’art Nei Liicht à Dudelange. Le titre de l’expo vient de la Une de Libé du mois de novembre 2013, traitant de la venue des Ukrainiens et autres envahisseurs de l’Est, venant nous voler notre pain. Ce titre grotesque m’a évoqué une sorte de Star Wars du monde ouvrier slave. Danielle Igniti, la charismatique directrice de Dudelange, m’a demandé de faire une recherche autour de la notion de travail, car l’exposition doit s’inscrire dans le cadre d’un Festival qui met en valeurs ces aspects.

Je me mets au travail, envahi cependant par une vague de nostalgie et de dépaysement, c’est bizarre de se retrouver dans un monde d’étudiant, une vie qui fait partie du passé. Daft Punk, Rosa Luxembourg, la place Maidan, je sors quelques photos de mes archives, découpées dans différents journaux, ou recrachées numériquement par internet. J’écoute Stromae, sans doute pour m’adapter à l’ambiance belge de la Fondation.

Je ne sais pas vraiment quelle direction je dois prendre, du coup je commence par dessiner sans trop réfléchir. Trompe le Monde, premier dessin, référence au Pixies ? Peut-être… Que Frank Black me protège ! Un amalgame de différentes références, mais c’est aussi en quelque sorte un croquis en grand format, qui me permet d’avancer. Le surréalisme belge, qui a-t-il de plus jouissif ? This monkey’s gone to heaven… Crayon 2B de la marque Lyra, je suis pris par un élan surnaturel proche d’un Ziggy Stardust adolescent, je dessine en me disant que le dessin, c’est la liberté ultime. Taille-crayon, je me mets dans un régime de travail permanent pendant six heures, il faut garder un rythme, être ouvrier, devenir une machine, éviter les distractions. Perpetuum Mobile… N’importe quoi ! Je vais fumer une clope American Spirit pour redescendre un peu.

Mon atelier se situe dans la cave de la fondation, il ne s’agit pas vraiment d’un atelier, mais d’un mur dans un couloir, c’est le seul mur lisse que j’aie trouvé dans le bâtiment. Il y a du passage, les femmes de ménage portugaises, Bertrand le technicien de la maison qui est toujours là, disponible pour dépanner d’un câble de rallonge pour ma lampe, les étudiants qui viennent faire leur linge dans la buanderie. Certains s’arrêtent, m’interpellent, me posent des questions, d’autres m’ignorent. Je trouve le contexte intéressant, car il s’inscrit intrinsèquement dans le sujet ; le travail, le mouvement, c’est peut-être une sorte de décor contemporain à la Gustave Courbet ? Il est trois heures du matin, j’ai commencé mon deuxième dessin Le silence du mouvement à la chaîne que je ne montrerai finalement pas à Dudelange, je ne l’aime pas.

Pic de pollution alarmant à Paris, mes allergies en prennent pour leur grade, les autorités informent qu’il faut éviter de prendre sa voiture, de prendre le métro, de sortir… en gros il faut éviter de respirer, création en apnée. Mais bon j’ai un projet de film à réaliser, Low Cost Symphony… Après un aller-retour à Luxembourg : jeudi soir, Kabaret Warszawski de Warlikowski au Grand Théâtre, du trash-théâtre un peu déjà-vu, mais les acteurs sont magnifiques, vendredi après-midi réunion de travail avec le groupe PNSL (encore secret à l’époque) pour l’expo Angste Povera au Carré Rotondes, vendredi soir, la soirée Filmpräis, une première pour moi. Les oscars luxembourgeois, tout un programme. Le Premier ministre Xavier Bettel, fidèle à lui-même, me fait un handshake, trop la classe, j’aperçois la ministre de la Culture Maggy Nagel, pour la première fois en chair et en os. Je suis à table avec les acteurs Luc Schiltz et Pitt Simon, on rigole bien. En fin de soirée le maire de Dudelange Alex Bodry et l’historien d’art Christian Mosar s’asseyent à notre table pour se taper un small talk prolongé… Les récompenses sont tombées, certains râlent, les usuals suspects du cinéma luxembourgeois sont sur scène, on rigole toujours, selfie par-ci, selfie par-là mais l’ambiance est une sorte de Eyes Wide Shut où personne ne se déshabille, enfin bien sûr, il y a toujours des exceptions.

Retour à Paris, Châtelet – Les Halles, la station de métro que je redoutais le plus, devient mon atelier par procuration, à un tel point que j’y ressens une beauté poétique. Metro-boulot-dodo, les gens se déplacent comme des fourmis dans les cavernes des différentes lignes. Avec ma caméra DSLR, je me balade et me laisse entraîner par le flux des passants. En allant vers la ligne 1, j’entends des mélodies familières, inconsciemment je pense à mon grand-père polonais Josef Niewadzi, ouvrier, menuisier, agriculteur – et très bon chanteur. Le volume sonore augmente, un groupe de musiciens interprète des chansons slaves que je connais grâces à mon grand-père, là voilà ma symphonie low cost. Ce sont des musiciens ukrainiens de la ville de Lviv. J’hésite un peu, mais je me mets à filmer pendant une heure.

26 mars 2014. Salon du Dessin, Art Paris consacré à la Chine, le président chinois XI Jinping est en visite d’État à Paris, le Grand Palais et ses alentours sont sécurisés à un degré maximum. À l’occasion de toutes les foires, l’ambassadeur luxembourgeois Paul Duhr reçoit dans sa résidence pour une soirée rencontre avec la scène artistique luxembourgeoise. Avec Raftside, je suis chargé de faire l’animation, quelques visages connus, d’autres moins, des pique-assiettes un peu partout, une soixantaine de personnes, de la scène artistique parisienne et luxembourgeoise se sont retrouvées. Cartes de visite, par-ci par-là, on entend beaucoup de « Je travaille actuellement sur un projet… », marketing oblige, les artistes doivent se vendre. Certains sont pros dans la matière, n’hésitant pas à sortir de catalogues devant des galeristes et autres curateurs. On entend aussi quelques « on vend super bien cette année… », les galeristes tentent de garder le moral, malgré la crise. La soirée se termine vers minuit, l’ambassadeur est déjà allé se coucher, j’ai fait encore une reprise de Get Lucky à la guitare, le vin rouge s’est tellement bien dispersé à cette heure tardive, que même en faisant une reprise de Patrick Sébastien, j’aurais eu du succès. Avec Valérie Quilez, on va se boire un dernier verre dans une brasserie du coin.

La crise ukrainienne prend de l’ampleur, les medias ne parlent plus que de cela. Luc Schiltz est de passage à Paris pour une lecture au Musée d’Orsay. Le lendemain on est censé tourner dans le métro. On se retrouve à la Perle dans le Marais pour en parler, un passage du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. Le texte date de 1942, il fait partie du « Cycle de l’absurde », l’absurde c’est dans l’actualité, c’est le monde du travail, les délocalisations, c’est la philosophie du travail. Luc en fait une performance dans le métro entre Notre-Dame et Raspail. De l’autre côté, la révolution russe de 1905, Animal Farm de George Orwell est publié à la même époque, en 1945. Une fable politique sur une chute sociale, écho à la chute du landau des escaliers d’Odessa, Le Cuirassé Potemkine de S.M. Eisenstein. Encore 1905, encore la révolution russe. L’histoire se répète. Le pauvre Vladimir Putin a des troubles psychiques, c’est pas étonnant, comment un seul homme pourrait gérer efficacement presque la moitié de l’hémisphère nord du globe terrestre ? Il y de quoi devenir fou.

Retour d’un concert de Timber Timbre à la Flèche d’Or, il est minuit, je me mets à écrire un dialogue, c’est une sorte de monologue dans une forme de dialogue, il sera interprété par l’actrice Laure Roldan et l’acteur Pierre Olivier dans une brasserie du 14e. C’est l’époque selfie, pas de printemps arabe cette année, juste quelques conflits en Ukraine, ne parlons surtout pas de guerre, Happy de Pharrell Williams tourne en boucle, les élections européennes se rapprochent, mais curieusement tout le monde a l’impression que l’Europe est un pays étranger.

Arrivée à Luxembourg. En attendant Johny, le gardien et technicien du Centre d’Art Nei Liicht m’a aidé à placer le lièvre empaillé dans l’exposition. Merci Johny.

Filip Markiewicz
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