Le Musée national de la résistance et les fissures de la mémoire

Parthénon rouge

d'Lëtzebuerger Land du 16.05.2014

Les archéologues qui se retrouveront un jour devant les frises du Musée national de la résistance à Esch-sur-Alzette, resteront peut-être perplexes : un monument aux morts de la guerre et du travail ? Comment interpréter cette juxtaposition entre accidentés du travail et internés des camps de concentration nazis ? Le message raconté par les frises fait écho à une lecture antifasciste de la Résistance, qui situait le combat contre l’occupant dans la continuité du mouvement ouvrier. Fondé en 1956, par la section eschoise de la Ligue vun de Lëtzebuerger politesche Prisonnéier an Déportéierten, le musée n’était pas un lieu de mémoire national et œcuménique, mais un monument ancré dans les réalités sociologiques et politiques de la Ville d’Esch, clairement marqué à gauche, et exclusivement dédié aux résistants. Il eut rapidement un surnom : « De roude Musée ».

L’exposition originale du Musée était un bric-à-brac, de souvenirs personnels raroumenés par les anciens résistants. Lorsque, trente ans après l’ouverture du musée, la décision fut prise de revisiter l’exposition permanente, une discussion allait opposer les historiens (Emile Krier, Paul Dostert, Antoinette Reuter, Serge Hoffmann et Henri Wehenkel) et le représentant du Conseil national de la Résistance Aloyse Raths. Car, à la fin des années 1980, la représentation officielle de la Résistance était passée sous la coupe du CSV, faisant peser sur la mémoire de la Résistance un discours nationaliste et légitimiste. Cette idée de la Résistance perça une dernière fois en 2001, lors de l’épisode Lady Rosa. Mais, cette fois-ci, elle provoqua l’incompréhension. Raths n’était plus en phase avec le mainstream libéral et se retrouvait marginalisé ; la fin de toute une époque.

Mais en 1987, lorsque les historiens voulaient faire débuter l’expo par une vitrine sur le contexte des années 1930, le conflit était préprogrammé et Raths allait l’emporter. Les historiens voulaient évoquer « les réactions xénophobes » à l’arrivée des premiers réfugiés allemands, les Brigades internationales et le référendum sur la loi muselière. Or de ces discordes, Raths ne voulait entendre parler. Pour lui, la Résistance avait débuté au petit matin du 10 mai 1940, et avait à être nationale. Il menaçait de faire boycotter la cérémonie d’ouverture par la famille grand-ducale, le ministre de la Culture Robert Krieps dut intervenir et la « Vitrine 1 » fut discrètement retirée. Elle disparut à tout jamais.

Sur les trente ans qui suivaient, le musée allait végéter dans la pénombre de la mémoire. Des survivants ouvraient le matin et fermaient le soir, tandis que les photos jaunissaient sous les lumières fluorescentes. Les témoins qui continuaient à hanter ce mausolée poussiéreux mouraient les uns après les autres. Lorsqu’en 2010, le jeune professeur en arts plastiques Frank Schroeder lut l’annonce que le Musée était à la recherche d’un directeur, de préférence un historien, il posa sa candidature et eut le job. Il avait été le seul appliquant. Depuis, Schroeder tente tant bien que mal de faire revivre le musée vétuste en organisant des expositions temporaires et des happenings. En donnant des interviews sur le traitement des Roms ou en réagissant à des groupes Facebook, en faisant imprimer des autocollants en faveur du multilinguisme, le directeur tente d’exister dans les médias comme intellectuel. Il se dit animé par un devoir moral, « fir de Bak opzedoen ».

Au début, Schroeder géra le musée en one-man-show : administration, organisation d’expositions, problèmes techniques, il était l’homme à tout faire. Depuis, il a pu s’entourer de quatre collaborateurs : des employés communaux et un historien, professeur de lycée, qui profite, comme lui, d’une décharge. Quant aux financements permettant la rénovation du musée, ils furent sporadiquement promis (par l’accord de coalition, Octavie Modert, puis Jean-Claude Juncker), mais n’arrivèrent jamais. Les raisons sont assez prosaïques et étaient en partie liées à des conflits personnels entre la mairie d’Esch et le ministère de la Culture. Or avec une nouvelle maire et une nouvelle ministre de la Culture, tout laisse présager que le musée se verra accorder les fonds nécessaires à sa rénovation et à son agrandissement. C’est en tout cas la promesse réitérée par la ministre de la Culture Maggy Nagel (DP). Pour cinq à sept millions d’euros, dont la moitié devrait provenir de la commune d’Esch, elle pourra se prévaloir d’avoir retapé tout un musée ; méi matt manner.

Pour l’instant, le musée ne compte que 350 mètres carrés de surface d’exposition. La caisse a été aménagée dehors dans une cabane en bois. L’ancien « hall sacré » d’une quinzaine de mètres de hauteur, qui contenait les urnes avec de la poussière recueillie dans les camps nazis, a été divisé en deux ; en poussant un rideau brunâtre, on entre dans un bureau que se partagent les quatre employés du musée. Il y fait froid en hiver et chaud en été, les fenêtres datent de 1956. Schroeder me fait le tour du propriétaire. Il me montre les toilettes aménagées récemment par la Ville d’Esch. Derrière se trouve un dépôt, où s’entassent des colonnes Morris garnies d’affiches du Standgericht, des insignes nazis et autres pièces du musée. Frank Schroeder veut transformer cet entrepôt en surface d’exposition, faire poser une verrière au-dessus du parvis d’entrée et y installer un accueil et une cafétéria, et transférer les bureaux dans une maison qui jouxte le musée. Des opérations qui, d’après ses calculs, feraient tripler la surface du musée.

Depuis septembre dernier, un groupe de travail s’est réuni une demi-douzaine de fois pour « préparer les phases de la mise en œuvre concrète, le concept détaillé, la muséologie et la muséographie » du Musée de la Résistance. Assemblé par l’ancienne ministre, il est composé d’historiens de l’Université du Luxembourg (Sonja Kmec et Michel Margue), de directeurs des Centres de documentation et de recherche sur la Résistance (Paul Dostert) respectivement sur les enrôlés de force (Steve Kayser), d’un haut fonctionnaire du ministère de la Culture (Bob Krieps), du journaliste et historien freelance Laurent Moyse, du représentant du Comité directeur pour le souvenir de la Résistance Albert Hansen, et du président des Frënn vum Resistenzmusée André Hoffmann. Un assemblage qui correspond plus à la logique des institutions qu’à celle de la recherche historique. (L’ancienne ministre avait par contre omis de convier des représentants de la commune d’Esch, qui ont été invités par la nouvelle ministre.) D’après l’arrêté ministériel, ce groupe d’experts est censé « préparer les phases de la mise en œuvre concrète, le concept détaillé, la muséologie et la muséographie ». Comme l’explique le premier conseiller au ministère Bob Krieps dans un mail au Land, « avant tout progrès, il faudra attendre ce rapport. D'ailleurs, le ministère de la Culture a notifié à ce groupe qu'il attend ses conclusions dans les meilleurs délais ».

« Il faudra faire des choix et sur ces choix, on pourra évidemment être critiqués, estime Schroeder. Mais c’est la définition même de choix. » Qu’il faudra aussi thématiser la Collaboration, est aujourd’hui une évidence, y inclus au sein du groupe de travail. À l’inverse de la dispute autour de la « Vitrine 1 », il n’y aurait plus de tabous, m’assurent différents membres du groupe de travail. Alors que dans les années 1980 le groupe de travail voulait élargir la narration aux événements précédant l’Occupation, aujourd’hui, certains veulent y inclure les questions d’actualité. Frank Schroeder évoque ainsi les droits de l’homme et « les valeurs qui fondent notre société » comme fils conducteurs. Sans tomber dans des « sermons moralisateurs », ajoute-t-il. Le président des Frënn vum Resistenzmusée André Hoffmann est en principe favorable à une ouverture sur l’actualité. Mais il met en garde contre le risque de « l’instrumentalisation politique ».

Le ministère a chamboulé la situation en annonçant vouloir faire du Musée de la résistance un outil de vulgarisation scientifique des recherches de l’Institut d’histoire des temps présents (voir aussi d’Land du 21 mars 2014). Dans un mail, Bob Krieps explicite : « Cela signifie qu’il y aura une nette séparation de travail. Si l’institut devra se consacrer avant tout sur le volet ,recherche’, un musée comme le Musée national de la résistance devra se concentrer plutôt sur le volet ,mémoire’ ». Or, pour l’heure, les discussions autour de cet institut se déroulent discrètement au sein du ministère. Ainsi, le Musée rouge est prié de s’inscrire dans un cadre que, pour l’instant, personne ne s’aventure à définir.

Bernard Thomas
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