C’est la débandade sur les marchés dérégulés des cryptomonnaies. Les autorités s’en mêlent

Le chaos dans les cryptos

d'Lëtzebuerger Land du 10.06.2022

Apparues après la crise financière de 2007-2008, les crypto-monnaies se sont bien installées dans le paysage financier mondial. Faisant fi des mises en garde régulières des autorités monétaires et de grandes « voix autorisées », les investisseurs institutionnels mais aussi les particuliers en ont garni leurs portefeuilles. Mais la chute des valeurs depuis l’automne 2021 et surtout l’écroulement d’une crypto vedette, Terra, en l’espace de quelques heures début mai 2022 annoncent des jours difficiles pour les amateurs, d’autant que les banques centrales voient là le prétexte idéal pour renforcer la réglementation des cryptomonnaies et imposer au passage leurs propres solutions. Dans un document publié mi-mai 2022, la BCE évalue à 16 000 le nombre de crypto-actifs dans le monde (dix nouveaux sont lancés chaque jour en moyenne), même si seulement environ 25 d’entre eux ont une capitalisation boursière comparable à celle d’une grande entreprise. Cet univers a considérablement augmenté en taille et en complexité entre début 2020 et fin 2021, avec une capitalisation boursière multipliée par sept pour atteindre 2 500 milliards d’euros. Les volumes de négociation des crypto-actifs les plus représentatifs (Bitcoin, Ether et Tether) ont parfois été comparables, voire supérieurs, à ceux de la Bourse de New York ou des volumes trimestriels des obligations souveraines de la zone euro !

Aux États-Unis, quarante millions de personnes, soit seize pour cent de la population, ont déjà investi dans les cryptomonnaies. En Europe le document de la BCE indique que « les investisseurs particuliers représentent une part importante de la base d’investisseurs en crypto-actifs ». Selon les auteurs de l’étude, qui a porté sur six pays de la zone euro (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie, Pays-Bas), en moyenne dix pour cent des sondés ont déclaré détenir des crypto-actifs, avec une pointe à 14,4 pour cent aux Pays-Bas, soit une personne sur sept ! Les montants en jeu restent modestes. Les deux tiers des détenteurs en possédaient pour moins de 5 000 euros (dont 37 pour cent moins de 1 000 euros), tandis que seulement six pour cent ont révélé en avoir pour plus de 30 000 euros. Cette situation s’explique par le fait que les taux de détention les plus élevés ont été observés chez les vingt pour cent les moins riches (12,4 pour cent en moyenne, 21 pour cent aux Pays-Bas) ! En revanche chez les vingt pour cent les plus riches, la proportion de détenteurs n’est que de 9 pour cent. L’enquête a également montré que les hommes jeunes et les répondants très instruits étaient les plus susceptibles d’investir dans des crypto-actifs.

La période de la crise sanitaire a considérablement boosté le nombre de détenteurs dans le monde entier. Pendant le seul premier semestre 2021, il est passé de 106 à 221 millions de personnes, soit plus qu’un doublement. Il est vrai que pendant les quatre premiers mois le Bitcoin, par exemple, s’était apprécié de 83 pour cent ! Mais en dehors de l’appât du gain, les épargnants ont été aussi rassurés que des entreprises aussi solides et prestigieuses que BlackRock, J.P. Morgan ou Tesla investissent dans le Bitcoin ou de voir un État comme le Salvador l’adopter comme seconde monnaie légale. On ne peut pas dire que ces gens aient entendu les « grandes voix » qui depuis l’origine leur déconseillent d’y mettre le moindre dollar. En février 2022, Bill Gates se disait préoccupé par l’engouement de la population pour ces actifs. Le 19 mai il confiait « aimer investir dans des choses qui ont de la valeur. Celle des entreprises est basée sur la façon dont elles fabriquent d’excellents produits. La valeur d’une cryptomonnaie est seulement basée sur ce qu’une personne décide de combien une autre personne paiera pour cela ». Son compère Warren Buffett était encore plus radical en déclarant « qu’il n’achèterait pas tous les bitcoins du monde pour 25 dollars ».

Plus étonnant et inquiétant, Billy Markus, le co-créateur du Dogecoin (dix milliards de dollars de capitalisation début juin) s’est livré sur Twitter à une attaque virulente contre les cryptomonnaies, estimant que 95 pour cent d’entre elles sont des arnaques et que la plupart des utilisateurs sont des imbéciles (en fait il a utilisé un terme plus cru). Pour l’autre co-créateur Jackson Palmer, « la cryptomonnaie est une technologie hyper-capitaliste intrinsèquement de droite, conçue principalement pour amplifier la richesse de ses partisans grâce à une combinaison d’évasion fiscale, de surveillance réglementaire réduite et d’une rareté artificiellement appliquée ». Quant aux autorités monétaires, hostiles de longue date aux crypto-monnaies, elles comptent bien profiter des circonstances pour « faire entrer les crypto-actifs dans le champ de la réglementation » selon les termes de Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE.

Le contexte est en effet favorable aux régulateurs. Après avoir atteint un pic de 58 323 euros en novembre 2021, le Bitcoin (la plus ancienne et la plus importante des crypto-monnaies) a vu son cours divisé par deux en six mois, tombant à moins de 27 000 euros fin mai 2022. Sur la même période, sa rivale Ethereum a chuté de soixante pour cent. Une évolution aggravée depuis début mai par l’écroulement du stablecoin TerraUSD, troisième capitalisation mondiale sur ce segment du marché. Un stablecoin est une cryptomonnaie construite pour éviter la trop forte volatilité connue par le Bitcoin ou l’Ethereum en s’arrimant à un actif tangible ou une devise. Créé en 2018, le Terra promettait une parité parfaite avec le dollar. Mais en mai 2022, il est apparu que sa gestion financière et technique ne permettrait pas de tenir cet objectif, et suite à un mouvement de panique sa valeur a chuté de 99 pour cent en quelques heures. Les pertes pour les investisseurs ont été estimées entre quarante et soixante milliards de dollars ! Le crash s’est répercuté sur l’ensemble du marché des cryptomonnaies car les gérants de Terra ont vendu une quantité très importante de bitcoins pour tenter de maintenir la parité et il a encore aggravé la défiance d’investisseurs déjà échaudés par la baisse des cours entamée fin 2021 ! De quoi donner raison après coup au gouvernement chinois qui a purement et simplement interdit les transactions en cryptomonnaies en septembre 2021, et à la Banque d’Angleterre qui avait estimé en mars 2022 que la croissance de ce secteur de la finance pouvait créer un risque systémique.

À la suite de cet épisode, la BCE a sorti la grosse artillerie. Pour Fabio Panetta, qui a comparé l’univers des cryptos à un « véritable Far West », ces actifs virtuels « engendrent instabilité et insécurité » et pourraient déclencher « une frénésie de prise de risque anarchique, synonyme de bulle ». Quant à sa présidente Christine Lagarde elle estimait le 22 mai que « les cryptomonnaies n’ont aucune valeur et n’ont aucune base solide sur laquelle s’appuyer ». Francfort se désole depuis longtemps de voir l’attirance que les cryptomonnaies exercent sur les particuliers, car, selon la BCE, ils ne conviennent pas à la plupart d’entre eux, en tant que support d’investissement ou en tant que moyen de paiement. Leur volatilité est extrême : selon une étude américaine début 2022, sur trois mois, elle est cinq fois supérieure à celle de l’or et quatre fois supérieure à celle des actions américaines ! Les risques de pertes pour les investisseurs sont d’autant plus élevés que leur protection ne peut être assurée contre des informations trompeuses ou des fraudes et escroqueries et que les mécanismes de recours sont très limités voire inexistants.

Après l’affaire Terra les ministres des finances et les banquiers centraux du G7 ont exhorté le FSB (Conseil de stabilité financière) « à faire avancer le développement et la mise en œuvre rapides d’une réglementation cohérente et complète ». De fait le renforcement de la réglementation est en route un peu partout dans le monde. Le projet de règlement « Market in Crypto Assets » (MiCA), qui doit encadrer les crypto-actifs en Europe, a été adopté mi-mars par la Commission des affaires économiques du Parlement européen, ce qui ouvre la voie à une entrée en vigueur du texte d’ici 2024. Mais réguler les monnaies existantes ne suffit pas : les banques centrales réfléchissent à des cryptomonnaies émises sous leur égide. Ces initiatives permettront sans doute de maintenir et même d’augmenter la pénétration des cryptomonnaies chez les particuliers. Mais les « puristes des cryptos » y voient surtout les preuves que les États cherchent à remettre la main sur la création monétaire en marginalisant les cryptomonnaies privées par essence « hors système ». La chute des cours ne les décourage pas. Ils considèrent que la volatilité des cryptomonnaies est devenue assez comparable à celle des marchés financiers, faisant observer qu’après tout le Bitcoin, malgré sa chute, vaut encore deux fois plus qu’en novembre 2020. Ils misent, pour des raisons techniques assez complexes, sur un rebond des cours quasi-certain en 2024 (s’il n’a pas lieu avant). Ils se définissent souvent comme des « long-termistes » qui « croient à un projet ». Certains prétendent même ne pas être motivés par l’argent et disent continuer plutôt « pour supporter le système, pour l’expérience et le fun ». Ces raisons idéologiques sont toutefois minoritaires dans un écosystème aujourd’hui marqué par la défiance.

MNBC

En juillet 2021, la BCE a lancé son chantier d’euro numérique. Cette monnaie virtuelle opérant sur des technologies similaires aux cryptomonnaies « privées », permettrait d’effectuer des paiements partout dans la zone euro et tirerait sa valeur de la garantie offerte par la BCE. Elle pourrait être déployée en 2024. Début mars 2022, Joe Biden a signé un décret demandant à la Fed, au Trésor, mais aussi au département du Commerce et à plusieurs agences fédérales dont la SEC (qui contrôle la bourse) d’étudier la faisabilité d’un dollar numérique et de préciser les étapes avant sa création. Une position largement inspirée du souci de ne pas se laisser distancer par la Chine qui réfléchit au projet depuis 2014 et a commencé à tester sa monnaie fin 2019. Son déploiement est en cours. Une enquête menée par la Banque des Règlements Internationaux (BRI) en 2021 a révélé que 86 pour cent des 65 banques centrales interrogées sont déjà activement engagées à des échelons divers dans un processus de mise en circulation de « Monnaie Numérique de Banque Centrale » (MNBC).

Georges Canto
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