Festival

Odessa mon amour

d'Lëtzebuerger Land du 02.10.2020

La ville d’Odessa, en Ukraine, est connue pour le célèbre escalier qui servit à Eisenstein pour réaliser la séquence au landau dans le Cuirassé Potemkine (1925). Il était donc logique que la cité portuaire accueille le Festival international du film, qui se déroule actuellement jusqu’au 3 octobre. C’est là que s’est rendu – du moins virtuellement – l’auteur de ces lignes pour représenter l’Association Luxembourgeoise de la Presse Cinématographique (ALPC) à la Fédération internationale de la Presse cinématographique (Fipresci) pour la première fois depuis son affiliation, cet été. Créée en 1930 dans le but de promouvoir le développement de la culture cinématographique, cette organisation internationale investit chaque année des festivals pour y remettre la prestigieuse récompense qui porte son nom. Aux côtés de la France, de la Belgique ou de l’Allemagne, le Grand-Duché fit partie des sections historiques ayant rejoint cette Fédération de journalistes et de critiques dès le début des années 30.

Pour cette onzième édition du Festival international du film d’Odessa, les membres du jury Fipresci étaient réunis en vue de primer les meilleurs films ukrainiens parmi les onze courts et les sept longs-métrages en lice. Première bonne surprise : une certaine tendance institutionnelle à compartimenter les arts et les techniques était bouleversée, puisque chacune des catégories rassemblait indifféremment des films d’animation, des fictions, des documentaires. L’autre bel étonnement concernait la qualité générale des films, avec une photographie dans l’ensemble très soignée, en noir et blanc comme en couleurs, et un réel effort sur le plan narratif pour produire des récits singuliers. Aussi, de nombreux genres y étaient représentés, de la comédie (Chola the Bear, où un ours géorgien doit être expatrié vers le zoo de Berlin), en passant par la science-fiction (Viktor Robot), les drames familiaux (Sweet Home et A Family), un essai sur l’enseignement d’un professeur qui fut autrefois un grand acteur du cinéma ukrainien (Between the frames), jusqu’aux graves investigations du réel menées par Egor Troyanovskyi et le duo de jeunes réalisateurs trentenaires, Adrian Pîrvu et Helena Maksyom. Car l’Ukraine, on le sait, vit des temps troublés de par la position stratégique qu’elle occupe, coincée entre l’Europe et la Russie, entre la latinité et l’orthodoxie, entre les démocraties occidentales et la politique autoritaire de Poutine.

Pareilles tensions trouvent une résonance certaine parmi des documentaires comme Demon et Everything will not be fine. Dans le premier, Egor Troyanovskyi retrace le quotidien d’un père parti seul enquêter sur les traces de son fils disparu lorsque celui-ci s’apprêtait à rejoindre le front. Face à l’indifférence des institutions ukrainiennes, le vieil homme originaire du village d’Urzuf, où la population a voté majoritairement en faveur d’un rattachement à la Russie, est isolé. Son combat, digne et acharné, l’a conduit à devenir un activiste renommé des droits de l’Homme. Le titre démoniaque désigne ici un milicien russe, nommé Bezler, qui aurait participé à des cas de torture dans le Donbass, et que Nikolay Dmitrevich souhaiterait convoquer devant la cours pénale internationale de la Haye.

C’est une entreprise justicière similaire qui anime le couple de réalisateurs d’Everything will not be fine, où la responsabilité russe est une fois de plus mise en cause. Adrian Pîrvu est atteint d’une maladie des yeux, comme encore de nombreux enfants victimes aujourd’hui des conséquences de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl en 1986. Caméra à la main, Adrian et Helena visitent, avec l’humour et la joie de vivre qu’ils diffusent tout au long de leur expédition, le site de Tchernobyl, se rendent au chevet d’enfants malades, et participent à des manifestations contre l’implantation de la centrale d’Astravets, en Biélorussie, conçue selon les mêmes plans défectueux de Tchernobyl... Art du visible, le cinéma nous éclaire ici, par un retournement de réflexivité, sur la demi-cécité du jeune réalisateur, laquelle renvoie plus largement à la menace aveugle et invisible du nucléaire. Des films sincères et émouvants qui amorcent parfaitement l’avènement du prochain Festival CinEast (du 8 au 25 octobre). À suivre, donc.

Loïc Millot
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