Théâtre

Hollywood n’a qu’à bien se tenir

d'Lëtzebuerger Land du 29.03.2019

Annoncé comme l’un des temps forts de la saison 18/19 du Centaure, George Dandin a fait bouger les foules depuis sa première le 12 mars dernier. On s’est sûrement passé le mot, à raison, car la pièce est une franche réussite, mêlant le cynisme de Molière, l’univers cinématographique d’Anne Simon et un groupe de comédiens survoltés, dans une direction infusée de cocasserie et d’ardeur. Et même si l’on a rarement vu un public aussi indiscipliné, ce soir-là, l’« effet Molière » était dans la salle et celui-ci risque bien de gagner les prochaines dates de la tournée provinciale.

Molière écrit George Dandin ou le Mari confondu en 1668 comme une comédie-ballet agrémentée de la musique du compositeur Jean-Baptiste Lully. D’abord joué à Versailles pour la cour, puis au Palais-Royal devant un public plus roturier, George Dandin connaît deux sons de cloche : celui d’une comédie moqueuse et celui d’une farce tragique aux thématiques polémiques.

Monsieur et Madame de Sotenville ont une fille, qu’ils offrent en épousailles à George Dandin qui acquiert de fait, le noble rang de Monsieur de la Dandinière. Néanmoins, Angélique sa jeune épouse, prisonnière de cette union, veut continuer à profiter de sa jeunesse, sa beauté et ses courtisans. Rebellée face à son mari, elle n’entend pas remplir son rôle conjugal, tandis que Clitandre, un gentilhomme de la cour volage et sans scrupules, la courtise éhontément. Dandin est ainsi tour à tour humilié par ses beaux-parents, bafoué par sa femme, trahi par son valet… Un self-made-man abattu en place publique par les aristo’ à qui il aimerait ressembler.

Même si les premiers traits de lecture disent le contraire, George Dandin n’est pas une pièce comique, elle est profondément tout l’inverse. Molière y exploite sa verve « risiblo-burlesque » afin de dézinguer les constructions sociales de son époque, pas si loin des nôtres, aujourd’hui encore…

L’exposé social qui est fait dans cette pièce est tel qu’elle en devient une tragédie douloureuse, d’une cruauté palpable donnant à voir le péril sociétal par le spectre d’une crise de couple. Aussi, c’est toute une hiérarchie sociale qui se retrouve sous la critique et génie de ce théâtre est que le discours est encore très actuel. Georges Dandin questionne sur la définition même de l’« identité sociale » et la pièce livre un diagnostic rude qui montre par la caricature, le déclin humain.

Dans George Dadin, Molière présente un monde cynique, qui ne reconnaît plus les dogmes manichéens. La comédie n’a plus d’objet moral et Molière n’invite plus à comprendre la farce comme un divertissement heureux mais plutôt comme une histoire sarcastique abandonnant son héros à son triste sort. Anne Simon l’a bien compris : Dandin est un personnage de tragédie et elle s’emploie à le faire voir comme tel.

Sans violenter son public par la nouveauté, Anne Simon, trouve de nombreux ressorts pour faire entendre ce texte au lourd débat. Molière accordait, en son temps, beaucoup d’exigences à ses décors, Anne Simon, elle aussi, retient la nécessité, ouvrant sa pièce à l’univers populaire et heureux du cinéma hollywoodien des années cinquante. Sur scène donc, la scénographe Anouk Schiltz déploie un jardin très coloré, mi-kitsch, mi-pays des merveilles, d’où sortent quelques clins d’œil à l’auteur. On se croirait dans le jardin d’un réalisateur fantasque du cinéma américain. Et c’est très cohérent quand on imagine ce rêve américain à la Marilyn que l’on retrouve allégoriquement chez George Dandin qui s’est construit seul, gravissant les échelons à coup de piolet, dans l’espoir de vivre ses rêves.

Toute l’essence de cette pièce est dans la dualité de Dandin, partagé entre sa réussite sociale et sa mémoire d’homme de rien. Ce débat, Anne Simon l’utilise également, proposant de le voir sous l’utopie américaine d’après guerre : cette idée d’une bourgeoisie accessible par tous qui vire à « la dystopie suburbaine », comme elle l’explique.

D’ailleurs, menée par un Pitt Simon parfait (George Dandin), l’équipe de scène est très belle, efficace et enthousiaste. Main dans la main, la troupe nous fait vivre ce texte avec passion et justesse et jamais on ne lâche prise. Et même si tout ça finit plutôt mal, « lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti que l’on puisse prendre est de s’aller jeter dans l’eau, la tête la première », ce George Dandin d’Anne Simon rassure de voir qu’un classique n’est pas forcé d’être monté comme un classique.

Enfin, si déjà à l’époque, Molière floutait les pistes, donnant à entendre une pièce drôle, aux desseins bien moins réjouissants, assaillant son propre public d’une critique sociétale ferme et subtile. Aujourd’hui, à nouveau, le débat de fond est le même, mais le public est-il toujours aussi crédule ? Une question en suspension, à laquelle Anne Simon tente de répondre en plaçant la pièce dans un contexte et des références esthétiques plus proches de nous, poussant son public à lire le second discours du texte, à voir au-delà des artifices, derrière la vanne et le décor peint…

Godefroy Gordet
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