Le Luxembourg déjà à la traîne en matière de vigilance
sur les droits humains en entreprises 

aoap* as objective as possible

d'Lëtzebuerger Land du 02.10.2020

Au niveau des arguments pour (ou contre) une loi nationale sur un devoir de diligence en matière de droits humains et activités économiques, il est important que celles-ci soient aoap* as objective as possible. Dans son article intitulé « alap* as late as possible » (Land, 04.09.2020), Pierre Sorlut analyse des positions des partie prenantes y compris celle du ministère des Affaires étrangères et européennes dans la discussion actuelle. En effet, certaines entreprises luxembourgeoises sont mises en cause au niveau de violations des droits humains comme la presse nationale et internationale a révélé ces derniers mois et il serait difficile d’affirmer que le Luxembourg est une île dans ce monde globalisé où des entreprises multinationales avec leur siège au Luxembourg déploient leurs activités internationales.

Le MAEE plaide déjà pour une solution à l’européenne (une directive de l’UE) en se basant sur des suppositions en matière économique et sans connaître les résultats d’une étude nationale qui est en cours sur le sujet. Ces suppositions reflètent certes des craintes de la part de certains milieux économiques tandis que d’autres entreprises au Luxembourg (ou ailleurs) mettent déjà en œuvre concrètement un devoir de diligence, respectivement recherchent des solutions concrètes pour répondre à leur obligation de respecter les droits humains au niveau de leurs activités. Un regard au-delà de nos frontières peut l’illustrer : en Allemagne, 65 entreprises ayant un chiffre d’affaires annuel de 184 milliards d’euros et provenant de dix secteurs économiques ont signé un appel pour une législation nationale en matière d’environnement et de droits humains.

Si on veut aborder certaines de ces craintes et quitter le terrain des suppositions, il faudra se baser sur des faits et des études existants. Cette réaction à l’article paru au Land se veut un apport à ce niveau afin de clarifier certaines positions. Penchons-nous sur trois arguments clés du MAEE :

Distorsions de concurrence ?

Dans la réponse du MAEE à la question parlementaire de la députée Stéphanie Empain en juin 2020 on peut lire : « Le gouvernement donne une préférence à une règlementation au niveau européen qui, d’un côté, garantit un meilleur respect des droits de l’Homme par les entreprises, y compris tout au long de leurs chaînes de valeur économique et, de l’autre côté, permet d’éviter des distorsions de concurrence entre entreprises européennes, qui risquent en effet d’être engendrées par une mosaïque de législations nationales potentiellement contradictoires. »

En ce qui concerne la question de « distorsions de concurrence » au niveau des coûts on peut prendre l’exemple de la règlementation européenne sur les minerais de conflit. Au Congo et dans d’autres parties du monde, des violations massives des droits humains telles que le travail des enfants, le viol et le travail forcé ont lieu dans l’exploitation des minerais de conflit, qui sont également traités dans nos smartphones ou nos tablettes. Au Luxembourg (où une cinquantaine d’entreprises seraient actives dans l’importation de ces minerais) et dans d’autres pays européens, un système de diligence raisonnable en matière de droits de l’Homme sera introduit le 1er janvier 2021 pour les entreprises.

Selon une étude d’impact de la commission européenne, les coûts de l’introduction d’un système de diligence raisonnable en matière de droits humains ne représentent que 0,014 pour cent et ensuite 0,011 pour cent (coûts supplémentaires annuels !) du chiffre d’affaires annuel d’une entreprise. À savoir qu’il existe déjà des entreprises luxembourgeoises actives au niveau mondial qui appliquent un tel devoir de diligence et qui demeurent compétitives. Des coûts insurmontables pour des entreprises au niveau national ?

Délocalisation d’entreprises au sein de l’Union européenne ?

Dans l’article du Land, le MAEE affirme également qu’« il faut empêcher que les entreprises européennes puissent se départir des obligations en la matière en jouant sur les disparités entre États membres et en se relocalisant au sein de l’Union européenne. »

En France, une loi sur le devoir de vigilance est en vigueur depuis mars 2017 et les entreprises concernées sont déjà en train de la mettre en application. Selon Charlotte Michon de l’Association Entreprises pour les droits de l’Homme en France, aucune entreprise n’a quitté l’Hexagone après l’introduction de cette loi. Aux Pays-Bas la législation nationale sur un devoir de diligence concernant le travail des enfants a été adoptée et, selon Joseph Wilde (Somo), aucune entreprise néerlandaise n’a quitté le pays.

Une mosaïque de législations nationales potentiellement contradictoires ?

À plusieurs reprises, le MAEE insiste dans son discours quil faut éviter « une mosaïque de législations nationales potentiellement contradictoires ». Il faut d’abord constater qu’une « mosaïque » de législations nationales existe d’ores et déjà au niveau européen, par exemple la loi pour un devoir de vigilance en France, la loi pour un devoir de diligence concernant le travail des enfants aux Pays-Bas et le processus entamé en Finlande. La Finlande, comme le Luxembourg, est par ailleurs candidate pour un siège au Conseil des droits de l’Homme au niveau des Nations Unies. Afin que sa candidature pour un siège au Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies en 2022 soit cohérente, le Luxembourg devrait être parmi les premiers États à garantir une protection contre les atteintes aux droits humains dans le cadre des activités économiques en adoptant une législation nationale.

Le Luxembourg est déjà à la traîne par rapport à d’autres États européens. En Allemagne, trois personnes sur quatre souhaitent une loi nationale selon les résultats d’une enquête représentative réalisée par Infratest Dimap et publiée le 15 septembre. Selon l’enquête, 75 pour cent des personnes interrogées sont favorables à une loi qui obligerait les entreprises allemandes à s’assurer que leurs produits ne sont pas fabriqués à l’étranger en violation des droits de l’homme. 91 pour cent des personnes interrogées ont déclaré qu’il incombe aux responsables politiques de veiller à ce que les entreprises allemandes respectent les droits de l’Homme et les normes sociales dans leurs activités commerciales à l’étranger.

Ces lois et évolutions témoignent des différents degrés de maturité et d’implication en la matière au niveau des pays européens et permettent à ceux-ci de tenir compte de certaines spécificités nationales.

De toute façon, ces législations ne pourront pas être contradictoires sur le fond. Il faut aussi être conscient du fait que des initiatives, au niveau européen ou national, devront toujours se faire sur base d’un socle commun qui est une référence indéniable : les guidelines de l’OCDE et les principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme. De ce fait, une différence au niveau des différents pays, voire au niveau européen, ne pourrait pas surgir en ce qui concerne la substance d’une loi afférente, qu’elle soit nationale ou européenne. En plus, par une loi nationale, le Luxembourg pourrait mieux « préparer » les entreprises nationales pour une législation européenne éventuelle qui de toute façon viendra plus tard.

Il ne faut pas perdre de vue que le processus européen pour un devoir de diligence sera lent – selon le processus usuel on pourrait s’attendre au plus tôt pour une législation européenne en 2025, alors qu’un processus législatif au niveau national peut se faire plus rapidement. Tout récemment, la Commission européenne s’est engagée dans le cadre de son initiative législative « sustainable corporate governance » d’élargir la question d’une diligence raisonnable en matière de droits humains et d’environnement sur les devoirs des administrateurs. Ceci suscitera des discussions supplémentaires et fera retarder le processus sur le niveau européen …

En multipliant, à ce stade, les arguments (en partie) non fondés pour une solution à l’européenne « as late as possible » sans connaître les résultats de l’étude pour une législation nationale, le ministère des Affaires étrangères et européennes adopte une attitude qui donne l’impression, que derrière les coulisses, des décisions sont déjà prises. Indépendamment des résultats de l’étude universitaire que … le MAEE a commandité lui-même.

Antoniya Argirova et Jean-Louis Zeien sont membres de l’Initiative pour un devoir de vigilance.

Antoniya Argirova, Jean-Louis Zeien
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