Carré, Gaston: Killing Fields

Le retour du mal

d'Lëtzebuerger Land du 10.02.2000

"Au lieu de s'atteler à quelque  tâche utile, à nouveau, tels des fauves libérés de leurs chaînes, ils se ruèrent les uns contre les autres. Leurs chants étaient aussi farouches que leurs armes, les prophéties qu'ils énonçaient étaient effrayantes. Sept cent ans durant, chantaient les rhapsodes, je brûlerai ta maison. Sept cent ans durant je massacrerai tes chiens. Et ce qu'ils annonçaient là serait immanquablement accompli, et ce qu'ils auraient accompli viendrait s'ajouter à leurs chants comme le poison s'ajoute au poison."

Par cette terrible citation d'Ismail Kadaré, extraite des Trois chants funèbres pour le Kosovo, Gaston Carré, éditorialiste du Lëtzebuerger Journal, fait débuter son livre sur la guerre du Kosovo, qui vient de paraître aux Éditions Phi, collection Essais. Il est rare qu'un journaliste, qu'un "faiseur d'opinions", un vrai professionnel de la certitude rapide, lève le voile sur ses réflexions intimes, sur ses doutes, ses peurs, ses entretiens, bref, sur son dialogue intérieur. 

Carré était "pro-Otan", "pro-bombardement" dans ses éditoriaux et, "faucon" pacifique, il a essuyé, non sans dignité, le tir des "colombes" militantes qui étaient contre. Et il a écrit un livre digne, sobre et honnête sur le journalisme de guerre, qui, de par son style et sa forme, cherche son pareil. Un livre fin et rare, car, curieusement, aucun acteur de la scène politique et médiatique luxembourgeoise n'a sacrifié son temps pour approfondir, pour expliquer sa vision et son vécu de cette guerre étrange. Carré "couvre", en chronique réfléchie et raisonnée d'une guerre réelle et médiatique, l'impact psychologique de la guerre sur le citoyen européen, sur la gent politicienne luxembourgeoise, sur les intellectuels et journalistes qui s'exprimaient dans les grands journaux parisiens, et, dans ses meilleures pages, sur soi-même.

Juncker, Djazi et les autres

Carré raconte ses entretiens avec Jean-Claude Juncker, ministre d'État, avec  Djazi C., jeune réfugié kosovar, sa polémique avec Maître Vogel, qui d'une plume violente et loufoque, avait craché son dédain à la figure de l'ancien ministre de l'armée. Notons qu'il n'était pas le seul grand naïf à croire que l'Otan était un pacte de défense. Mais oublions nos rêves d'antan.

Le livre aurait certes gagné en objectivité et en qualité journalistique si Carré l'avait doté d'une documentation plus riche (texte de l'accord de Rambouillet, texte de Me Vogel, éditoriaux auxquels il se réfère). Voilà pourquoi il peut par moments être mal compris, mal interprété comme "anti-serbe", même si cela n'est pas le cas. Et même si le soussigné, en le lisant, n'a jamais partagé les vues un peu "Cocorico !" de l'éditorialiste, il ne peut que chaudement recommander le livre de l'auteur, écrit d'une plume fine, pure, toujours honnête, parfois espiègle à souhait.

Fauves, tigres et tyrannosaures

Quand Carré, docteur en psychologie, né en France en 1955, grand admirateur de Bernard-Henri Lévy, se penche sur le petit monde politique et intellectuel luxembourgeois, il lui tire le portrait d'une main d'orfèvre. Je ne chanterai donc pas les louanges de chapitres tels que "Juncker, chef de guerre", ou "La gueule de l'emploi", car le thème principal du livre est bien la mort, la violence, le tabou de l'obscène. En bon psychologue, Carré connaît certainement l'effet bénéfique d'un petit rire libérateur. C'est curieusement dans le domaine de la psychologie que j'ai cru découvrir des lacunes et des faiblesses.

Vouloir comprendre et expliquer "à distance", par l'analyse de récits et la contemplation de photographies, les peuples et les guerres du Balkan, voire même des personnages tels que Milosevic ou "Arkan", est un exercice littéraire légitime, mais politiquement hasardeux. Pis, je reproche au psychologue de ne pas avoir fait son travail et d'avoir "cherché la femme". Car si Gaston Carré fustige la cruauté du "tyrannosaure", il ne s'occupe nullement de Mme. Tyrannosaure, grande gardienne du clan, historienne et barde d'une Grande Serbie ethniquement pure, donc meurtrière. N'est il pas curieux que la détermination historique "des Serbes" s'est subitement estompée quand les bombes tombaient plus près du "nid" ?

L'histoire est capricieuse, et tout est question de perspective. Jamie Shea, porte-parole des bienfaiteurs de l'Occident libre, aurait bombardé l'hôtel, rasé le quartier, coupé l'électricité dans toute la ville et déploré les dommages collatéraux, avant d'aller tranquillement au golf. La question qui tracasse est de savoir si le roi est couché, ou si quelqu'un a tout juste remplacé un pion par un autre. Sinon la partie reprendra.

Quand poussent les taupinières

Malgré ces lacunes, Killing Fields a des moments forts, poignants, intolérables. Par exemple quand Carré, de son bureau au quartier de la gare à Luxembourg, commente des photos aériennes qui lui viennent de Bruxelles : "Bruxelles : l'Otan présente des relevés topographiques de la campagne kosovare, des photos satellite prises 'avant' et 'après' : au jour X une surface étale, au jour Y cette même surface boursouflée de cloques de terre, rappelant ces espèces de taupinières qui à partir de 1992 ont poussé sur le territoire de la Bosnie. Les tombes ordinaires, dans les cimetières du Kosovo, sont orientées vers La Mecque, les taupinières sont sans orientation particulière."

Et puis, au moment de la certitude d'avoir raison, Carré se demande, "Suis-je habilité à me prononcer pour l'intervention militaire ?" 

Faut-il réapprendre la haine ?

Il s'est posé la bonne question. Vouloir décrire la longue tragédie des peuples balkaniques en termes d'ethnologue, d'ethnie, de subconscient collectif, m'a toujours semblé être la continuation d'une "logique de guerre", dans laquelle Mitterrand, grand cynique et excellent stratège, s'est toujours refusé d'entrer. Carré, par contre, reste dans cette logique, il y est entré par la force des choses, par son corps, son esprit, par ses sens, ayant accompagné un contingent de soldats français en Bosnie, notant leur effroi et le sien, observant leur difficulté, et la sienne, à comprendre que les charniers et la destruction qu'ils rencontraient étaient bien réels.

Et son diagnostic pour la génération cool, "pacifiste" de l'Europe gentille et sympa est sévère : L'Europe perd le sens des réalités, l'Europe se refuse à regarder dans l'oeil du tigre, se refuse à contrer l'horreur, perd sa substance dans un processus sournois de refoulement et de refus, semble ignorer que le mal existe, qu'il est réel, féroce et sans pitié. Voilà pourquoi Carré, gardien de la paix, devient à son tour féroce quand il "croque" - c'est le mot pour le dire - les verts et les pacifistes : "Leur nombrilisme et leur paresse intellectuelle d'abord. Ils ont cru à un monde meilleur, un monde à leur image, quiet et généreux, pacifié et fraternel, et de cette vision adamique les pacifistes ne démordent plus, quand tout, tout autour d'eux, respire la haine et le crime."

C'est curieux, mais à l'instar de Carré, cette guerre aura contribué justement à ragaillardir mon pacifisme et irréalisme, endormi certes, mais muté en véritable optimisme historique, car, au point où on en est arrivé, on ne peut que remonter la pente. 

Néanmoins, le docteur Carré sait comment placer un bistouri. "Car en 1968 la gauche semait les ferments de la révolution rouge, aujourd'hui elle récolte des haricots verts ; elle prônait la subversion et l'insoumission, désormais elle chante les bienfaits de la graine de soja : d'abord la bande à Baader, ensuite la bande de Weber, de 'stop de war' à 'Stoppt de Bagger', du cocktail-molotov aux petits fours de ministères, de l'utopie du Grand Soir au rêve d'une ère post-atomique où les vierges de Cattenom, chapeaux de paille et robes à fleurs, joueraient du pipeau en poussant leurs chèvres au pied de réacteurs reconvertis en fours à pizza."

C'est un peu fourre-tout, mais ce n'est pas mal comme style. Notons cependant, que Baader, c'était "un étranger", Weber, c'était l'accordéon, accompagné à la flûte à bec par l'honorable Huss. Naturellement un "vert" luxembourgeois ne mangerait une pizza "made in Cattenom". C'est là le petit côté "Cocorico !" que je reproche à l'auteur. Oui, ils étaient bien romantiques, les "die-in" de notre jeunesse, vis-à-vis des charniers dont nous gratifie la politique sérieuse "responsable" et "réaliste" , la "Politik ass kee Spill" de nos grands chrétiens et sociaux, bâtisseurs d'empires européens, politique vaillante et virile à laquelle, en bons végétariens, nous souscrivons aujourd'hui d'un cœur aussi saignant que le légendaire bifteck-frites de Roland Barthes.

À consommer avec prudence

Carré est un drôle de docteur. Il coupe dans le vif, crève l'abcès, mais après avoir "ouvert"  le patient ("nous", "L'Europe"), après lui avoir fouillé les entrailles, il ne sait pas très bien comment le recoudre. Ce n'est plus de la médecine, c'est de l'autopsie. Et, bien sûr, son "éloge de la haine", son invocation du "preux" comme défenseur guerrier et vaillant des valeurs profondes de la civilisation est une métaphore, mélodique, bien roulée, mais rhétorique. Carré veut une Europe qui a "des couilles" sans être fasciste, sachant défendre ses valeurs démocratiques avec force, donc avec violence.

"'Faire la guerre': la formule même nous paraissait désuète, vaguement ringarde, élément d'une rhétorique dont nous n'avions plus l'usage ... Nous avons déboulonné la statue du Preux, la modernité n'encense plus la figure du héros en armes ; nous avons perdu le goût de l'épos et la gloriole de l'engagement, et la compassion généralisée qui en tient désormais lieu est une commisération molle, incapable de se doter d'un bras vigoureux."

M'enfin, le dernier "preux" s'appelait bien Jean l'Aveugle, sublime anachronisme parti de Bohème jusqu'à Crécy, pour bouter les Anglais hors de France, lâchement envoyé au ciel par ces redoutables archers gallois, premiers guerriers populaires, qui ainsi mirent fin à un long mythe d'honneur, de virilité et de chevalerie. Comment délivrer les peuples du Balkan des mythes sanglants et meurtriers slaves, skipetars, grecs, mongols et turcs qui continuent à les obséder ? Comment libérer leur terre d'invasion de ces bienfaiteurs mythiques, de cette quête assassine et suicidaire de pureté et de grandeur, que l'homme civilisé, avachi par cinquante ans de paix, devrait redécouvrir pour la combattre ?  Comment les aider, eux, à sortir de leurs cercles vicieux ? En les prenant pour exemple ?  Comment nous rendre, nous, aptes à combattre le Mal ? 

Le livre de Carré pose les bonnes questions, l'Otan y a répondu par des bombes. Gaston Carré m'a décrit, lors d'un entretien qu'il m'a gentiment offert, son malaise devant cette drôle de guerre, devant ces deux types de guerre, l'une propre, démocratique dans les airs, l'autre, sale, atavique, sur terre. Je recommanderai donc, ensemble avec lui, aujourd'hui, son livre comme un médicament, à consommer avec une bonne dose de cartésianisme et d'esprit critique. J'en recommande, mais sans aucune retenue, la lecture au vu des évolutions nouvelles de la situation au Kosovo, l'actualité montrant chaque jour, impitoyable, les forces et les faiblesses d'une analyse faite sur le vif.

Gaston Carré : Killing Fields, Les Champs de l'Obscène. 78 jours de guerre pour le Kosovo, Éditions Phi Essais ; ISBN 2-87962-112-7, 595 francs.

 

Jean-Michel Treinen
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