Au Nicaragua, l’idée de creuser un canal interocéanique près de la frontière avec le Costa Rica est un vieux serpent de mer. La Luxembourgeoise Julie Schroell s’est penchée sur ce sujet délicat à l’occasion de son premier documentaire indépendant : River Tales.
« C’est un film qui vient de loin, du Nicaragua ; c’est chouette, après tout ce périple dans la jungle, de le montrer enfin à la maison ». Ces mots sont ceux de la réalisatrice grand-ducale Julie Schroell juste avant la projection de son River Tales lors de l’avant-première luxembourgeoise du film, la semaine dernière. Loin… Il y a la distance, bien sûr, plus de 9 000 kilomètres, mais aussi et surtout la thématique, le quotidien des personnages, les décors, la météo… tellement différents de ce que l’on connaît par ici.
River Tales, ou Raconte-moi le fleuve en version française, s’intéresse au Rio San Juan, au sud du Nicaragua. Symbole de la colonisation européenne depuis l’arrivée des conquistadores il y a près de cinq siècles, le fleuve attise toujours la convoitise de riches businessmen qui rêvent de le transformer en un canal navigable pour connecter l’Atlantique et le Pacifique. Plus de 70 projets différents ont vu le jour depuis de plusieurs décennies. Aucun n’a abouti. Du coup, pour les habitants du coin, cela ressemble fort à un mythe, à une chimère. On en rigolerait presque si un tel projet ne risquait pas de chambouler totalement la région et le mode de vie de ses habitants. Et ces derniers temps, certains s’inquiètent encore plus que d’habitude, car un businessman chinois semble cette fois bien décidé à mener le projet à son terme.
Parmi les inquiets : Yemn. L’homme est multitâche : professeur d’université, politicien d’opposition, comédien et professeur de théâtre. Il rentre chez lui, dans la petite bourgade d’El Castillo, à 350 kilomètres de la capitale nationale, Managua. Un village sans voiture, entièrement tourné et dépendant du fleuve, qui vit – survit surtout - d’agriculture, de pêche et d’éco-tourisme. Son fort historique et sa forêt tropicale font d’El Castillo un décor naturel de toute beauté qui, à demi-cachés par une brume omniprésente, offrent à Julie Schroell des images magnifiques.
Chez lui, Yemn, organise un atelier théâtre avec des jeunes. Le sujet de la pièce ? Le Rio San Juan ; son histoire, sa faune, sa flore, les hommes qui l’ont traversé, ses richesses, ses dangers, la frontière naturelle qu’il représente avec le Costa Rica, la manière dont il isole El Castillo et tout le sud-est du Nicaragua, etc. Le théâtre sert ainsi de medium adéquat pour transmettre des connaissances, passer des messages et inviter les jeunes participants à s’exprimer, à réfléchir et à se faire une opinion personnelle sur un sujet délicat et d’actualité.
Un vaste et long processus auquel a pris part la réalisatrice Julie Schroell, intéressée, au départ, par le seul sujet du canal interocéanique. « Avec beaucoup de temps et beaucoup de recherches, je suis arrivée à cette idée qu’il serait plus intéressant de travailler sur l’aspect inconscient, le côté imaginaire qui accompagne ce canal plutôt que sur le canal en lui-même », explique-t-elle. « C’est tout l’intérêt de faire un documentaire pour le cinéma et pas pour la télé, où souvent on a moins de temps pour approfondir le sujet, ajoute-t-elle, je suis resté plus d’un an au Nicaragua sur une période de plusieurs années ; j’ai vécu à El Castillo pendant toute cette période de la création de la pièce de théâtre avec Yemn ». Et de poursuivre : « Le film présente la fin des préparatifs et des répétitions. Mais avant, il y a eu une longue préparation. Et avant de trouver le sujet à El Castillo, avec cette pièce de théâtre, il y a aussi eu une longue étape avant. C’est ça faire des films, surtout des documentaires ; c’est un processus très long pour trouver le bon angle ».
Un processus discret ; la réalisatrice n’apparaît jamais à l’image et ne prend jamais directement la parole, mais un processus payant au regard du résultat. Acceptée par les habitants d’El Castillo, par Yemn, par les jeunes de la pièce, par leur famille qui lui font clairement confiance, Julie Schroell les filme au plus près, décrit leur quotidien avec empathie, finesse et un intérêt non feint. En retour, le spectateur, s’attache aux personnages, à leurs envies, leurs rêves, leurs traditions, leur fleuve, leurs craintes… Peu importe qu’ils soient en tout, ou presque, différentes aux nôtres.
Ce River Tales nous en met plein les yeux et plein la tête, nous fait voyager, rêver… tout en nous alertant discrètement mais sans faux-semblants sur la difficile situation, qui n’a d’ailleurs cessé d’empirer depuis le tournage, du Nicaragua, un des pays les plus pauvres du continent américain.