Bourguignon, Marcel: L'ère du fer en Luxembourg

Le fer et les hommes du fer de l'ancien Duché de Luxembourg

d'Lëtzebuerger Land du 23.11.2000

Marcel Bourguignon était archiviste au dépôt des Archives du Royaume de Belgique à Arlon. Son travail consistait à prendre soin des papiers émanant des bureaux de l'administration de la province du Luxembourg belge. Mais Marcel Bourguignon était aussi historien. Henri Pirenne avait certes accepté son sujet de thèse de doctorat en 1923. Mais il le qualifiait ainsi : "sujet insignifiant et dépourvu d'intérêt". Marcel Bourguignon devint archiviste à Arlon. Mais en 1939 il fut mobilisé et le 29 mai 1940  fait prisonnier de guerre. Il resta en oflag jusqu'en 1945. Revenu de captivité, il dut d'abord réorganiser ses archives. Sa thèse Histoire de la sidérurgie luxembourgeoise - Les usines du bassin de la Rulles  fut publiée en 1926, mais, peut-être insatisfait du résultat, peut-être pris au jeu d'une documentation archivistique jusqu'alors méprisée, il fit paraître de nombreuses monographies dans des revues "luxembourgeoises" . Ces articles, pour certains difficilement accessibles, étaient, de surcroît une proie pour des pseudo-historiens qui les utilisaient largement sans citer leurs sources. 

Justice est rendue aujourd'hui à l'oeuvre de Marcel Bourguignon  grâce à la publication de l'ensemble des études, réalisée par les soins de Pierre Hannick et Jean-Claude Muller. D'emblée deux faits s'imposent à la lecture du bel ouvrage. D'une part, il apparaît évident que l'archiviste d'Arlon fut certainement un pionnier dans son domaine très neuf pour l'époque et dont un historien aussi remarquable qu' Henri Pirenne ne pouvait encore soupçonner l'intérêt. En second lieu, l'histoire du Luxembourg - et pas seulement celle de son industrie - sort renouvelée de cette approche qui donne toute leur place au monde des affaires et à ses barons. 

"C'est à un incident mineur de la vie judiciaire que la Belgique doit deux de ses plus grands citoyens". En effet, "si le siège du tribunal de paix n'avait pas été transféré de Bascharage à Messancy par arrêté des Consuls du 5 frimaire an X, Victor Tesch serait né dans la partie du territoire laissée au Grand-Duché de Luxembourg par le traité du 15 novembre 1831. Sa  carrière en eût été changée du tout au tout, car sa  fidélité au sol natal ... l'eût amené à suivre les destinées de Bascharage ou des villages proches. Or, sa naissance à Messancy, lui conféra d'office la nationalité belge...". Ce qui valait pour Victor Tesch concernait aussi son cousin Jean-Baptiste Nothomb. 

Victor Tesch était le fils du notaire Jean-Frédéric Tesch, d'une famille de "petite noblesse rurale non titrée". Celle-ci possédait des biens autour de Differdange et Pétange où l'on ramassait, depuis longtemps, mais en surface, du minerai de fer. La famille Tesch avait servi sans répugnance le régime français. Les trois fils du notaire étudièrent le droit à l'Université de Liège. Victor fut reçu docteur en droit en 1832  et prêta serment au barreau d'Arlon en 1834, puis devint attaché au cabinet du ministre de la justice. Vers 1836 il revenait à Arlon alors que les luttes politiques y atteignaient un maximum d'intensité. En compagnie d'Emmanuel Servais, de Charles Metz (un des trois rédacteurs de la constitution grand-ducale de 1848) et d'Auguste Wurth, il y fonda un journal : l'Echo du Luxembourg. Ce journal prit vigoureusement et systématiquement le contre-pied des positions défendues par le Journal d'Arlon, fondé par Jean-Baptiste Thorn, gouverneur de la Province et défenseur de la séparation des deux Luxembourg telle qu'elle venait d'être décrétée par les Puissances européennes. En 1839, Victor Tesch dut se rendre à l'évidence, et voir l'ancien Duché dépecé. En même temps, il voyait ses cousins et co-fondateurs du journal, qui étaient de "nationalité luxembourgeoise-grand-ducale" rejoindre le Grand-Duché pour y construire le nouvel État. 

Victor Tesch se consacra alors entièrement à son métier d'avocat. Il apparaît comme le défenseur des  biens des communes: des forêts et terrains vagues contre les intérêts des "Belges". En 1850 il devint ministre de la Justice et - étant un des principaux rédacteurs du code forestier belge - il y fit entrer maint aspect de la vieille réglementation coutumière luxembourgeoise concernant les biens communautaires. Mais auparavant - dès 1840 - on le vit, pour la première fois, se poser en ardent défenseur d'une ligne de chemin de fer reliant Arlon à Bruxelles. Innovateur ! La cause était difficile à plaider contre un gouvernement - et surtout contre un parti "catholique" opposé aux "travaux de Prométhée" . Ils en restaient l'un et l'autre aux recettes qui avaient fait leurs preuves, c'est-à-dire le développement des voies de terre et des voies d'eau afin de défendre les intérêts des voituriers et des anciennes villes-relais pour éviter le chômage dans ce secteur. 

Mais Victor Tesch ne regardait pas que vers Bruxelles. Son autre "patrie", le Grand-Duché, venait d'adhérer au Zollverein en 1842. Son cousin Jean-Baptiste Nothomb étant ministre et le comte Camille de Briey - chef de file des députés catholiques et maître de forges au pays de Virton - étaient bien placés à Bruxelles pour amener la Belgique à se rapprocher du Zollverein. Déception : Paris et des industriels liégeois s'y opposèrent. Tesch dut abandonner l'idée d'un régime préférentiel pour la province et se contenter d'un accord belgo-prussien (conclu en 1844). Désormais les droits de douane sur le fer d'origine belge étaient diminués de moitié à l'entrée en Prusse. La sidérurgie, principale branche de l'industrie de la province, pouvait en profiter. 

Entre-temps, des Anglais, soucieux de créer une voie d'accès vers l'Allemagne et l'Europe centrale, commencèrent à s'intéresser au projet d'un chemin de fer à travers la province de Luxembourg. Un riche banquier londonien (François Frédéric de Clossman) réunit les capitaux nécessaires en Angleterre et Victor Tesch réussit à gagner à sa cause les maîtres de forges du pays. Ceux-ci espérèrent en tirer profit pour amener des "bons minerais de fer" vers leurs usines, comme cela se faisait déjà à Liège et à Charleroi. Mais le temps n'était pas encore aux réalisations. En 1846, l'affaire avait du mal à se mettre en route. Mais les élus  et les chambres de commerce commencèrent à s'y intéresser. À Trèves, un comité, soutenu par le gouvernement prussien, se constitua et proclama son intention de promouvoir le raccordement à l'Allemagne de la ligne en projet. En 1855 les projets furent repris et l'assemblée plénière des actionnaires, tenue à Londres, se donna un nouveau conseil d'administration où siégèrent six Anglais et trois "Belges" dont Victor Tesch et Jean Brasseur, membre de la Députation permanente de la Flandre occidentale et banquier à Ostende. Le parti catholique  protesta encore une fois mollement contre la "malle des Indes" mais le premier tronçon de la nouvelle voie : la ligne Bruxelles - Gembloux fut inaugurée le 14 juin de la même année et, fait plus important, la Compagnie obtint la signature cette même année d'un accord avec le Grand-Duché pour continuer le rail jusqu'à la frontière, les "grand-ducaux" de leur côté se chargeant de raccorder leur propre ligne au réseau "prussien"  et au réseau français. L'ouverture du Luxembourg vers l'Europe fut ainsi faite. 

Victor Tesch avait obtenu une voie ferrée qui reliait les terrains miniers - les siens et ceux de ses amis luxembourgeois - au bassin industriel de Charleroi. Ses intentions se limitaient là. Mais les faits politiques l'obligèrent à aller plus loin. En 1853, l'accord belgo-prussien fut résilié. Les produits de la sidérurgie belge furent désormais grevés d'un droit d'entrée de 90 marks à la tonne pour le fer. Les exportations belges vers l'Allemagne  tombèrent de 47 à neuf pour cent (de 1853 à 1860). Nicolas Berger, né à Roodt-sur-Syr et  propriétaire d'une banque à Arlon, eut alors l'idée de créer une société en commandite selon le droit belge (la société des Forges de Sarrebruck). À Burbach, (près de Sarrebruck), sur le charbon, cette société construisit deux hauts-fourneaux, des fours à puddler et un laminoir. Elle y amena du minerai de l' "Erzland", c'est-à-dire des environs de la ville d'Esch-sur-Alzette. La nouvelle usine devait produire des rails de chemin de fer. 

Les économistes allemands commentèrent la chose avec surprise. Une société qui ne faisait que peu ou point d'appel aux capitaux, qui ne donnait que peu ou point de dividendes et d'amortissements, et qui employait ses bénéfices à des améliorations et à des agrandissements était selon eux non viable. La faillite leur semblait imminente d'autant plus que la législation prussienne prévoyait la création d'œuvres sociales sur le site de l'usine, autre source de dépenses pour la  société. Mais Nicolas Berger, Victor Tesch et leurs amis furent d'un autre avis. Même si, dans un premier temps, à Burbach, la production ne démarrait pas à souhait. La minette luxembourgeoise en effet contenait trop de phosphore. La qualité de leur production s'en ressentait et souvent ils ne pouvaient livrer que de la fonte, ce qui réduisait leur marge de bénéfice. Ailleurs déjà, depuis 1855, on appliquait le procédé Bessemer.

Pour reprendre du souffle, la société se transforma, en 1862, en s.a. et prit la dénomination de Société anonyme des Mines du Luxembourg et des Forges de Sarrebruck. Nicolas Berger demeurait le principal bailleur de fonds mais la Société Auguste Metz et Cie à Eich figura parmi les souscripteurs. L'État prussien, propriétaire des mines de la Sarre, obligeait l'entreprise de Burbach à consacrer une grande partie de son budget à des réalisations en faveur de son personnel: des maisons ouvrières y furent construites dès 1857, des cantines, des écoles et l'organisation des soins sanitaires le furent en 1859, des assurances et mutualités virent le jour en 1862. L'établissement sarrois, en 1863, comptait quatre hauts-fourneaux qui donnaient chacun 65 tonnes de fonte par jour. 

On comprit alors au Grand-Duché que, malgré la richesse du sous-sol, la métallurgie du fer disparaîtrait du territoire si le minerai n'était pas davantage mis en valeur et protégé. D'où la loi du 15 mars 1870, qui obligeait les maîtres de forges à traiter le minerai sur place s'ils voulaient bénéficier de nouvelles concessions. 

Le transport du minerai était en effet devenu plus onéreux que celui du coke. Dès avant le vote de la loi, la Société des forges de Sarrebruck s'engageait à construire à Esch la "Metzeschmelz". Les quatre hauts-fourneaux mis à feu entre 1871 et 1873 pouvaient produire  jusqu'à 75 tonnes de fonte par jour chacun. On était loin de la tonne quotidienne des derniers fourneaux au charbon de bois. Enfin, pour rationaliser la production, ils créèrent, le 25 juillet 1882, la Société anonyme des hauts fourneaux et forges de Dudelange. 

La guerre franco-allemande de 1870/71 et l'annexion de la Lorraine par les Allemands avait créé une situation nouvelle avec le repli des sociétés lorraines-françaises et l'avènement de groupes allemands. Ce furent Neunkirchen  à Uckange et Völklingen à Carlshütte près de Thionville. Le Grand-Duché ne resta pas à l'écart de cette nouvelle donne politique puisque le puissant Aachener-Hütten-Aktienverein-Rothe-Erde  provoqua la dissolution en 1892  de la société des Hauts Fourneaux Luxembourgeois, créé par Pierre Brasseur à Esch en1869, pour fusionner ensuite avec elle et prendre le nom de Terres Rouges. Mais ça c'est déjà une autre histoire.

 

Marcel Bourguignon: L'ère du fer en Luxembourg (XVe ­ XIXe siècles) Études relatives à l'ancienne sidérurgie et à d'autres industries au Luxembourg. Les Amis de l'Histoire [&] l'Institut archéologique du Luxembourg, Luxembourg/Arlon 1999, 720 p.

 

 

 

Annik Châtellier-Schon
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