Le titre peut surprendre, il demande une explication. Il est calqué sur celui du livre de près de 300 pages, pour ses qualités, on verra plus tard, qui vient de paraître sur le travail de Bruno Baltzer et de Leonora Bisagno, leurs photographies, leurs vidéos, leurs installations. t’es qui toi ?, est-il demandé sur la couverture, sans qu’on sache exactement à qui cette interrogation s’adresse ; je ne crois pas que ce soit au lecteur qui s’apprête à ouvrir le livre, cette interrogation qui tient de l’injonction étant faite plutôt pour rabrouer quelqu’un, le réprimandant au mieux, le repoussant. Peu importe, elle établit en tout cas une distance, et là elle touche à l’essentiel du travail des deux artistes, la distanciation, détachement, recul, voilà leur attitude propre, et c’est exactement celle à laquelle ils nous invitent, ils nous en donnent l’exemple, j’allais dire qu’ils nous l’enseignent, pour l’avoir à notre tour. D’où cette phrase : t’es quoi toi, l’image ?, qui devrait être présente dans notre esprit, toujours, dans un monde qui, côté images, en est submergé.
Bruno Baltzer et Leonora Bisagno sont les champions de tout préfixe disjonctif, leur dernière installation vidéo, au BlackBox du Casino, ne s’est-elle pas intitulée Déformation, et l’on se rappelle telle autre œuvre, récente aussi, appelée Disruption. Pour Déformation, comme si souvent, le duo est parti d’un fait d’actualité, le bicentenaire de la naissance de Karl Marx, sa célébration à Trèves, et une webcam nous fait vivre ce qui se passe, en direct, à la Simeonstiftplatz, avec la statue (offerte par la Chine) du philosophe au milieu des badauds, des visiteurs, du trafic. Présence de Marx, certes, mais absence dans la mesure où il se trouve tout dépolitisé ; sa pensée revient sur un deuxième écran, avec des interventions ratissant largement les sphères de la société. Exemple de ce que Pietro Gaglianó, en ouverture du livre, appelle la démarche rhizomique des artistes.
Ils jouent de la présence et de l’absence, de même de la réduction et de l’accumulation. Et comme Marx a déjà servi d’exemple, passons à une autre image, même contexte toutefois, à d’autres images, répétition et uniformité, dit Alexandre Quoi dans le livre, sérialité inaugurée par Warhol. Baltzer et Bisagno trouvent bien sûr dans l’icône Mao le terrain propice pour leurs expériences, cette façon de creuser un espace, des espaces au long des années, pour sonder, analyser. Sans ordre chronologique, voici leur rencontre avec les photographes de la place Tian’anmen, appelés à prendre en photos les Chinois avec au fond le portrait inévitable. Leur présence, officielle, dit celle de l’État, mais avec Baltzer et Bisagno, les choses se renversent, c’est l’arroseur arrosé, les photographes eux-mêmes se montrent fièrement. Toujours Mao, et l’opération se fait particulièrement pernicieuse : les images sont agrandies au maximum, en deviennent floues, la figure altérée, il en résulte une série de 117 portraits rivalisant avec Warhol, poussant on ne peut plus loin la mise en question.
À Pékin même, il faut ruser avec la censure. Dans une exposition, les deux artistes ont voulu montrer les photographies des affiches électorales de la capitale luxembourgeoise, prises le lendemain des élections, où tous les candidats avaient été affublés d’un nez rouge ; le Parti communiste avait sur son affiche le seul portrait de Karl Marx, pas question de le monter en clown. Au milieu des autres affiches, celle-là fut collée sur son recto, il se fit un vide dans la série. Paris et Pékin, cette fois-ci, mais Baltzer et Bisagno fonctionnent de la sorte, mettant à profit toutes sortes de circonstances, établissant toutes sortes de connotations. Sur le parvis de Notre-Dame, des touristes chinois prirent dans leurs bras leur fille Lola Jane, brèves rencontres de deux mondes ; les photographies s’en retrouvèrent à l’entrée de l’ambassade grand-ducale en Chine, territoire échappant à une emprise malvenue.
D’autres œuvres mériteraient d’être relatées, décrites ici. Dans la trentaine d’opérations, le terme convient, car il s’agit bien de produire un effet, de prise de conscience, de réflexion, au-delà de la pure esthétique, qui figurent dans le livre. On sait déjà qu’il s’ouvre sur des textes, des approches plus théoriques de la manière de Baltzer & Bisagno, de Pietro Gaglianó, Kevin Muhlen, Alexandre Quoi, Gaia Tedone et Alessandro Gallicchio. Pour le reste, les trois quarts en gros, le lecteur feuillette les pages, comme il le fait très vite avec la plus grande attention, il les égrène. Et là le livre innove, ne nous donne pas seulement les œuvres, les résultats de la démarche ; des textes en racontent les données, les processus. On ne le parcourt donc pas seulement comme on le fait d’une belle rétrospective, on se glisse dans une sorte de laboratoire de recherche, de création, la plupart du temps en plein air.
Je ne vous dirai pas par où il faut commencer. Vous me répondriez : t’es qui toi ? pour ainsi vouloir nous commander. De toute façon, on est très vite amenés à repasser d’une partie à l’autre. Le rhizome s’imposant également au lecteur. J’avouerai cependant avoir été touché particulièrement par les pages, à travers le logiciel Skype, du père de Bruno : 3 660 images-écran sur un peu plus de trois ans, jusqu’à la disparition de l’homme atteint de la maladie d’Alzheimer. Et comment ça va ? : « un regard en direct, des portraits en devenir et s’évanouissant dans le même temps. »
L’intime VS le public. Le premier émeut, pour le second, nous avons appris à nous méfier. Et la conclusion, je la laisse à Pietro Gaglianó : « Au contraire de l’art qu’il n’est pas nécessaire de soupçonner : il ne contient pas de promesses de bonheur, mais des outils inattendus pour lire la réalité. »