Cinémasteak

Drôle de frimousse

d'Lëtzebuerger Land du 24.03.2023

Le titre de ce conte enchanteur, Funny Face (1957), annonce un programme esthétique dont le visage d’Audrey Hepburn occupe le centre. S’il faut au spectateur attendre une dizaine de minutes pour le découvrir et le contempler dans ses moindres détails, Stanley Donen le sublimera ensuite par tous les moyens – en recourant à un zoom délicat avant que l’actrice n’entonne un premier chant, en révélant la finesse de ses traits par des procédés photographiques, ou en en faisant l’improbable égérie d’un magazine de mode féminin (en l’occurrence Quality, avatar du Harper’s Bazaar) pour lequel la jeune femme s’apprête à défiler, habillée en Givenchy.

Le principe de Funny Face repose sur une idée simple : l’opposition entre deux mondes a priori inconciliables qui vont devoir cohabiter ensemble. D’un côté le monde factice de la mode et des magazines féminins, soit ce que le capitalisme peut produire de plus superflu ; de l’autre, celui des intellectuels, représenté par une jeune libraire (Audrey Hepburn) pétrie de références philosophiques dont Paris est alors l’épicentre. « Il n’existe donc aucun modèle qui soit joli et qui pense », se demande alors Fred Astaire, sage compagnon de route d’Audrey Hepburn dans le film. Ces deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer renvoient respectivement aux États-Unis (New York) et à la France (Paris). De là, on aurait pu s’attendre à ce que le film délaisse l’intérêt pour les étoffes de luxe en faveur de la cérébralité, mais cela aurait sans doute été un péché de snobisme. Alors que faire l’éloge de l’artificialité et de cet univers d’apparences aurait été tout aussi insatisfaisant. La construction binaire du récit est en fait rhétorique : il permet avant tout de situer les personnages, leurs milieux, leurs contradictions, voire leurs insatisfactions existentielles… Car ces univers qu’il rapproche, Stanley Donen finit par les mettre tous deux à distance, adoptant sur l’un et l’autre une hauteur de vue, se montrant critique tant envers la capitalisation de la beauté, qu’envers les nébuleux chemins de la pensée qui finissent par perdre celles et ceux qui s’y livrent. Il faut voir comment Paris est décrit dans Funny Face : au-delà des cartes postales présentées au début de séjour, c’est une ambiance vaporeuse et brumeuse qui domine, celle des cafés où de jeunes désespérés passent leur temps, futurs beatniks une décennie plus tard et victimes toutes désignées pour de cyniques gourous... Les deux milieux forgent des illusions, nous dit en substance Stanley Donen. Illusion visuelle d’une part (l’être-image), illusion spirituelle de l’autre (l’être-pur esprit). La chair manque à chaque fois. Dès lors, quelle est la morale positive délivrée au terme de cette invraisemblable histoire ?

La leçon de vie dispensée par Funny Face consiste à mettre à nu une vérité essentielle, et parfois oubliée de nous-mêmes : le besoin d’aimer et d’être aimé. « Même les philosophes ont besoin d’amour », rappelle Fred Astaire à l’inexpérimentée Audrey. Aux couleurs artificielles et survitaminées de New York, aux atmosphères mornes et interlopes de Paris, Donen oppose le juste milieu de l’amour, seule quête véritable et incarnée. Un amour qui donne des ailes, à la façon des envolées chorégraphiques et chorales de Fred Astaire et de Audrey Hepburn. Seul le corps renseigne nos états d’âme. Comme en témoigne cette superbe séquence de mariage où les amoureux voltigent d’une rive à l’autre, à l’unisson, entouré de canards et de cygnes.

Funny Face (USA 1957,
Stanley Donen, vostf, 103’)
est présenté vendredi 24 mars
à 18h30, Cinémathèque de
la Ville de Luxembourg

Loïc Millot
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