Le menu traditionnel « entrée-plat-dessert » a pris du plomb dans l’aile. La mode est au food sharing, assiettes à partager, mezze et tapas, grignotage et picorage. Ce n’est pas tout à fait nouveau, mais depuis les mois de frustration où la commensalité a été mise à mal par la pandémie et les confinements, l’essor de la cuisine du partage ne se dément plus. Le plaisir de la convivialité retrouvée, le besoin de réconfort, mais aussi la grande variété de régimes et de produits nous poussent à plébisciter des menus moins cadrés, moins rigides, moins formels que par le passé. La tendance vient d’une part du sud et imite l’aperitivo à l’italienne, les tapas espagnols ou les mezze grecs. Elle lorgne aussi vers une cuisine fusion, inventive, nomade qui mélange des influences très diverses. À l’autre bout du spectre de la gastronomie, le goût pour le partage se tourne également vers la tradition avec, non pas des assiettes, mais des plats à partager : la terrine est servie entière, la cocotte de blanquette de veau est posée du la table, le poulet rôti est découpé devant les convives.
De plus en plus de menus de restaurant affichent clairement la mention « à partager », à moins de préférer la version anglaise « to share » ou les déclinaisons « à grignoter », « sur le pouce », « le comptoir ». Ils nous invitent à faire assiette commune et à manger dans les mêmes plats que ses compagnons de table, ce qui était plutôt mal vu par le passé. Éric Birlouez, sociologue de l’alimentation note que l’on assiste à un retour à avant l’invention du restaurant. « Dans les auberges médiévales, tout le monde mangeait la même chose. La nouveauté du restaurant tel qu’il apparaît autour de la Révolution est de proposer des cartes où chacun choisit ce qu’il va manger », explique-t-il dans l’émission Les bonnes choses sur France Culture. On revient aussi à ce qu’on appelait le « service à la française » où tous les plats étaient présentés en même temps et où les convives, se servaient comme bon leur semblait, quitte à manger froid. Le service dit « à la russe » a été introduit par le prince Alexandre Kourakine, ambassadeur de Russie en France entre 1808 et 1812. Les hôtes, sont alors servis à la portion, dans un déroulé de mets en séquence et peuvent donc manger chaud.
Cette tendance, que le Guide du Fooding a salué du néologisme « tapassiette » correspond à une double tension à l’œuvre dans l’alimentation : néophilie et néophobie. On est attiré par ce qui est nouveau, mais on a peur de ce qu’on ne connaît pas. Les petites assiettes sont moins impressionnantes qu’un plat entier, on suppose qu’un des convives pourra apprécier ce qui n’est pas à notre goût, mais on peut quand même découvrir des produits inconnus et des nouvelles techniques. L’idée est donc de démultiplier les découvertes gustatives et de rendre l’expérience au restaurant plus conviviale et décomplexée. L’attention n’est plus portée devant chaque convive, mais au centre de la table. On se retrouve à observer, analyser, décortiquer tous ensemble un seul et même tableau. Cela donne aussi beaucoup de liberté aux chefs qui plus facilement peuvent tester des recettes, inventer des plats pour recycler les restes du service du midi ou de la veille, faire connaître des mets. Le rythme du service s’en trouve aussi simplifié car il n’est plus nécessaire de servir toute la table en même temps, les envois peuvent être apportés au fur et à mesure, avec moins de contraintes de timing.
Dans les menus classiques, le poisson suit une salade ou une soupe et vient avant la viande qui précède le fromage… Les tapassiettes se servent en ribambelle, chaudes ou froides, sans ordre préconçu. Ceviche de bar, spaghettis de poireau, pleurotes en persillade, mini-burger, croquettes de crevettes, tacos au tartare de bœuf, houmous piquant, arancini de coquillettes, mozzarella frite, edamame au wok, raviole de navet, tonkatsu de porc… pas besoin de choisir, on peut tout essayer. (Ces propositions se trouvent à la carte de différents restaurants de Luxembourg : Amore, Bao8, um Plateau, TeroH17, Bazaar, Specto.) « Cette approche plus événementielle de la cuisine fait aussi écho à un syndrome très contemporain, celui du Fomo (« Fear of missing out »). En commandant toute la carte, on est sûr de ne rien louper »,… analyse Candice Alvarez, consultante gastronomie du cabinet de tendances NellyRodi.
Comme dans toutes les modes, celle-ci connaît aussi des limites. La première est celle des prix. Chaque portion parait bon marché, parfois à moins de dix euros, mais pour satisfaire les appétits, il faut les commander un grand nombre. Comme les plats sont déstructurés, en mettant côté à côte et non pas ensemble, les protéines, les légumes et les féculents, il peut être difficile de savoir si notre portion sera assez copieuse. Le prix du repas peut finalement être équivalent, voire supérieur à un menu classique. Un écueil est aussi celui de plats en fait absolument impartageables, soit parce qu’ils sont difficiles à couper (un œuf parfait, par exemple), soit parce que les portions ne tiennent pas compte du nombre de convives (il y a trois ailes de poulet et nous sommes quatre). On conseillera dès lors d’observer les plats des autres clients pour en évaluer la taille et la facilité à être partagés et surtout de commander au fur et à mesure, laissant la faim venir et les goûts s’affirmer.