De l’Afrique tropicale aux montagnes du Cambodge, en passant par Belair : la Socfin et ses plantations de palmiers et d’hévéas. Enquête sur une holding luxembourgeoise

Rubber Soul

d'Lëtzebuerger Land du 22.05.2015

Mercredi prochain, à neuf heures du matin, les actionnaires de la Société financière des caoutchoucs (Socfin) se réuniront dans les couleurs pastel de l’Hôtel Parc Belair pour y acter le partage de bénéfices issus de plantations de l’Afrique tropicale et de l’Asie du Sud-Est. Les 37 sociétés réunies au sein de la holding luxembourgeoise exploitent 181 000 hectares de palmiers et d’hévéas plantés en longues rangées, ce qui confère à ces terres un aspect d’échiquier démesuré. Une surface mesurant plus de la moitié du Grand-Duché, qui constitue le dernier maillon (financier) de la chaîne de production. À des milliers de kilomètres de là, au Cameroun, au Liberia, en Sierra-Leone, en Côte d’Ivoire et au Cambodge, les riverains des plantations tentent de s’inviter au débat.

Ces dernières semaines, des manifestations coordonnées ont eu lieu dans plusieurs villages au Liberia et au Cambodge. Au Cameroun, des villageois ont bloqué cinq jours durant les entrées d’une usine, provoquant, selon Socfin, « la paralysie totale de l’activité ». Les manifestants disent vouloir protéger leur « espace vital » et revendiquent l’encadrement des « expansions de la plantation », le respect des accords signés, de « justes compensations », voire la rétrocession de terres. Dans un des droits de réponses qui ont suivi quasi tous les articles de presse ou rapports d’ONG publiés ces dernières années sur le sujet – et jugés « diffamatoires », « erronés », « périmés », « calomnieux », « diffamatoires » ou encore « racoleurs » –, Socfin peint une autre image. Celle d’une implantation « en harmonie avec les populations qui voisinent ses installations » suivant un « corpus de pratiques de bonne gouvernance ».

À la tête de la Socfin, un duo franco-belge : le clinquant Vincent Bolloré et le discret Hubert Fabri. L’année dernière, les deux hommes d’affaires se sont rendus à quatre réunions du CA de la holding, tax resident luxembourgeoise. (Un ruling actant la transition du régime Holding 1929 à celui de Soparfi, soumis en mars 2010 par PWC à Marius Kohl, a fuité sur Internet grâce à Luxleaks quatre ans plus tard.) Le siège de Socfin est situé dans un immeuble sans charme, avenue Guillaume. Le groupe emploierait moins d’une dizaine de comptables, informaticiens et secrétaires au Luxembourg – ce qui, pour une holding, est déjà énorme. La présence de la firme franco-belge remonte à 1959. Sept ans plus tard, Socfin intègre la Bourse de Luxembourg, où ses titres s’échangent toujours. En janvier 2009, les branches africaine et asiatique (Socfinaf et Socfinasia) ont même eu les honneurs du Luxx, l’indice qui regroupe les neuf titres les plus négociés à la bourse luxembourgeoise. Les sous-holdings y figurent à côté de « fleurons nationaux » comme RTL-Group, Foyer, Arcelor-Mittal ou SES.

En 2011, la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH) avait pondu un long rapport sur la concession foncière obtenue par Socfin dans une région montagneuse du Cambodge habitée par les Bunong, une minorité ethnique. La FIDH y avait appelé le Luxembourg à « adopter un cadre légal et des politiques permettant de tenir responsables des sociétés légalement enregistrées sous leur juridiction pour des violations de droits de l’Homme commises à l’étranger, ainsi que permettre aux victimes d’accéder à des voies de recours effectives. » Lorsqu’au Cambodge, les bulldozers de Socfin retournèrent les tombes d’un des nombreux cimetières qui parsèment la forêt, les Bunong, des animistes, étaient sous le choc. La profanation était d’une ampleur inouïe, du moins, dans le village, personne ne put se souvenir d’un précédent. L’éléphant d’un habitant qui déracine un arbre dans la partie sacrée de la forêt, oui ; mais des machines qui, méthodiquement, rasent tout un cimetière, jamais. Les Bunong finirent par demander la plus importante amende qu’ils connaissaient : un éléphant (que l’entreprise remplaça par une somme d’argent qu’elle considérait équivalente) ainsi qu’un buffle et une jarre de bière de riz pour le sacrifice expiatoire.

Les racines de Socfin plongent loin dans l’histoire coloniale. Sur son site, le groupe fait commencer sa chronologie officielle avec Léopold II et le Congo belge. Aux origines, on retrouve l’empire Rivaud, symbole du capitalisme colonial, longtemps tenu par les comtes de Ribes avec l’appui de la famille Fabri en Belgique. En 1987, l’héritier de l’imprimerie OCB et Wunderkind de la finance Vincent Bolloré entre dans le capital où il finira, dix ans plus tard, par évincer Édouard de Ribes en pactisant avec Henri Fabri. D’après Mediapart, ce seraient ce dernier et ses représentants, qui tiendraient toujours « le pouvoir opérationnel » dans les plantations. Or, en dirigeant leurs attaques contre Vincent Bolloré, ami de Nicolas Sarkozy (qui, après l’élection présidentielle, avait emprunté son jet et son yacht privés) et figure de proue du capitalisme français, détenteur de Havas, Direct Matin et Vivendi, les ONG ont cherché à atteindre le point faible de la Socfin. Car, à l’inverse de Hubert Fabri, ancien d’une industrie très low-profile, Bolloré est un personnage public et, en tant que tel, très sensible à son capital de réputation. Les plaintes pour diffamation contre les médias ayant abordé les affaires africaines de Vincent Bolloré (France Inter, Monde diplomatique, Bastamag, Rue89) en témoignent.

Si Socfin a choisi la Holding 1929 made in Luxembourg, c’était probablement pour satisfaire ses actionnaires internationaux. Combinée à la directive mère-filles et aux conventions en matière de double imposition, la juridiction luxembourgeoise continue d’offrir d’intéressantes options d’exonérations sur les paiements de dividendes et de cessions de plus-values. (Pour 2014, les actionnaires de la Socfin toucheront 37,3 millions d’euros en dividendes, les administrateurs, dont Bolloré et Fabri, 11,5 millions d’euros en rémunérations). Or la société en elle-même paie un taux fiscal réel. Sur presque cent millions d’euros de résultat opérationnel, les dizaines de sociétés regroupées dans Socfin ont payé trente millions d’impôts directs l’année dernière. Ces impôts n’ont pas été prélevés au Luxembourg (où la holding a payé quelques dizaines de milliers d’euros), mais en amont, dans les pays où le groupe est fortement implanté.

Face aux inextricables constructions financières de la holding luxembourgeoise (vingt sous-holdings et entités opérationnelles, sans compter les 17 sociétés exploitant les plantations), face aussi à l’asymétrie du pouvoir, les villageois se sont fédérés à l’international. Par appels passés sur Skype – et grâce à l’appui d’une minuscule, mais hyperactive ONG grenobloise (ReAct) – les villageois ont formé en 2013 l’Alliance transnationale des riverains. Leur revendication principale est d’être reconnus comme « partenaires de dialogue social ». Les porte-paroles de l’Alliance, tentent de se substituer aux anciennes élites villageoises et de se positionner en nouveaux et incontournables interlocuteurs sur le terrain. « La population villageoise pauvre, c’est celle-là qui s’est soulevée ; tous les riverains sont les porte-paroles d’eux-mêmes, il n’y a pas de chef qui parle en leur nom », dit Emmanuel Elong, un paysan de Mbonjo au Cameroun, un village encerclé de plantations exploitées par Socfin. « Les pauvres sont plus nombreux que les élites, et celles-ci n’ont donc pas eu d’autre choix que de marcher avec les pauvres », affirme-t-il. « We are not at war, we’re for peace, explique Nathaniel Monway, un des porte-paroles du mouvement joint au Liberia. We have suffered fourteen years of war, what we want is a chat in a room. » Or, comment créer un espace de dialogue à l’échelle multinationale ?

Le 24 octobre 2014 dans une salle de réunion de l’hôtel parisien Le Méridien Étoile, les représentants camerounais, cambodgien et sierra-léonais de l’Alliance se retrouvent enfin face aux hauts cadres du Groupe Bolloré. Il leur a fallu des années de mobilisation pour y arriver. D’après le compte-rendu de cette réunion, le porte-parole de l’Alliance explique d’entrée « qu’il n’était pas ici pour demander de l’argent, mais un règlement concerté de situations locales, afin que toutes les communautés puissent vivre en bon voisinage avec les plantations. » Marie-Annick Darmaillac, la secrétaire générale adjointe du Groupe Bolloré, tenait à calmer les attentes : Le Groupe Bolloré ne serait « qu’un facilitateur du dialogue ». La réunion durera de neuf heures du matin jusqu’à l’heure du déjeuner. Or une chaise restait vide : Les représentants de la Socfin étaient restés chez eux, en Suisse.

« Cela me semblait inconcevable d’aller à cette réunion », dit Luc Boedt, en charge de l’exploitation des plantations, joint en Suisse (où habite également Hubert Fabri). Pour Boedt, les porte-paroles de l’Alliance seraient des leaders « autoproclamés » sans légitimité aucune : « Ils ne représentent rien. Ils disent représenter le peuple, c’est quand même un peu recherché… » Le responsable des opérations Boedt fustige le « colonialisme intellectuel » des ONG : « N’importe quel type européen pense qu’il doit défendre les droits des Africains. C’est ridicule. » Et d’ajouter : « Imaginez qu’on ait trouvé un accord à cette réunion sans même avoir impliqué les gouvernements et États qui sont les vrais propriétaires des terrains. On déciderait donc à Paris sur ce qu’il faut faire au Cameroun ou au Cambodge ?! Ce serait une insulte vis-à-vis de nos partenaires. » Fin janvier 2015, Vincent Bolloré envoie une lettre à l’Alliance dans laquelle il explique que son statut d’actionnaire minoritaire « pose une limite évidente à l’exercice de son influence ». Une façon de passer la balle à la famille Fabri. Alors que Vincent Bolloré avait fait entrevoir la perspective d’un dialogue à l’échelle internationale, Socfin, vexée par cette immixtion dans ses affaires, a recadré le débat.

Or, d’une certaine manière, il s’agit d’un bal masqué. Car, avec 38,7 pour cent de participations, Bolloré n’est pas exactement un actionnaire impuissant au sein de la Socfin. L’architecture labyrinthique de la holding luxembourgeoise bloque la vue sur les pouvoirs (et donc les responsabilités) des uns et des autres. En 2012, le think tank américain Oakland Institute avait ainsi noté : « En raison de la structure complexe et en mille-feuilles des sociétés holding impliquées dans Socfin, il est difficile d’évaluer précisément le degré de contrôle exercé par le Groupe Bolloré sur les différentes filiales Socfin ». Dans ce dispositif, le Luxembourg joue un rôle-clé. Ainsi, en 1999, Vincent Bolloré y a ramené de Vanuatu son holding, la Plantation des terres rouges, tandis que la famille Fabri a enregistré en 1963 son holding à elle, l’Administration and Finance Corporation.

Le Flamand Boedt est un ancien du métier. Il a géré de nombreuses plantations en Afrique et se targue d’avoir « dormi dans les huttes ». Selon lui, impossible de planter le moindre hectare sans l’accord de la population locale. Boedt dit suivre « la voie démocratique ». Ainsi, pour négocier et exploiter des concessions, il passe par des interlocuteurs officiels aussi bien nationaux que locaux. D’un côté les « gouvernements démocratiquement élus » (propriétaires des terrains), de l’autre, les chefs de village qui, explique Boedt, « par tradition, ont un poids aussi ». Or ces réseaux politiques, les ONG les dénoncent comme connivences graissées par la corruption.

Proclamer, comme le fait Boedt, que les pays dans lesquels Socfin opère seraient des « États de droit » et qu’affirmer le contraire serait « une insulte », c’est pousser un peu le relativisme… Dans un mail, la FIDH fustige « le mépris exprimé par les autorités cambodgiennes à l’égard des communautés autochtones » : les plus hautes autorités se seraient ainsi « soustraites aux lois en vigueur via le passage de décrets royaux pour permettre l’octroi de concessions dans des zones protégées ». Selon Geneviève Paul, qui travaille à la FIDH, « une entreprise ne peut ignorer où elle opère. Elle a un devoir de diligence ».

En Afrique, la mémoire des plantations reste un traumatisme, symbole odieux du colonialisme. Pour Emmanuel Elong, « la donne a changé » : « Nous ne sommes plus au temps de la colonisation, c’est pas à eux de nous dicter leurs lois. On est chez nous ici. Qu’ils prennent l’avion et viennent discuter avec nous ! » Toujours est-il que, sur le terrain, autour des plantations, un dialogue entre représentants de l’Alliance et les gérants de la Socfin se met lentement en place. Après une phase de répression (en Sierra-Leone cinq militants ont ainsi passé deux semaines en prison), les managers locaux, par pragmatisme (les grèves et les vigiles privés sont un facteur de coût) ou sentiment de responsabilité sociale (insufflé dans une École de commerce), entrent en discussion avec les opposants d’hier. Une voie vers une résolution pacifique des conflits est donc ouverte.

Socfin est régulièrement accusée d’accaparer les terres de petits paysans. La Socfin ne fait que louer des terres en signant des baux emphytéotiques courant entre cinquante et 99 ans ; ergo, pointent ses responsables, elle n’accapare rien du tout. Les revendications territoriales des paysans voisins, Boedt ne peut les comprendre : « Imaginez qu’on dise à quelqu’un qui investit dans l’aéroport de Roissy : ,Ces terrains ont été pris aux pauvres paysans de Paris’. C’est peut-être vrai, mais il faut parler avec les représentants démocratiques et les vrais propriétaires des terrains. »

Dans un rapport sur les plantations Socfin en Sierra-Leone publié en 2012 par l’Oakland Institute, les chercheurs compilaient un long catalogue d’horreurs : des conditions de travail « déplorables », des indemnisations pour les terres « très faibles par rapport à la valeur réelle des plantations », des protocoles d’accord signés par les villageois d’une empreinte de pouce « sans connaître ni comprendre les détails de l’accord », des intimidations par les chefs locaux… Sans oublier les pollutions et la déforestation. La Socfin de son côté aime à se présenter comme « pôle de développement » agro-industriel : « Nous employons des dizaines de milliers de personnes en Afrique », dit Boedt. « Ces employés sont payés chaque jour. Et ne pensez pas qu’une grande entreprise puisse fonctionner sans mécaniciens, comptables, informaticiens. Nous apportons la modernité dans l’agriculture. Mais on nous cherche a priori quelque chose de négatif, seulement parce que nous sommes européens. Vous pensez qu’on est la seule opération en Afrique ?  »

Or, que cette intégration de communautés traditionnelles dans le système capitalistique mondial ne se fasse pas sans heurts, même Luc Boedt le concède. Du Cambodge jusqu’en Afrique, l’arrivée de Socfin provoque confusions et déchirements au sein des communautés locales : faut-il vendre ses terrains ou non ? Et cet enrichissement éphémère ne serait-il pas à une trahison envers la communauté, voire envers les générations futures ?

Bernard Thomas
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