Conférences

Les chantiers de l'immigration

d'Lëtzebuerger Land du 17.07.2003

Jeunes, mâles, flexibles. Non, je ne vous parle pas du profil-type du partenaire de rêve de la femme émancipée, mais de l'employé idéal aux yeux du patronat luxembourgeois, peut-être du patronat tout court. Car la force de travail luxembourgeoise est majoritairement composée d'hommes - 63 pour cent. 72 pour cent des salariés ont moins de 45 ans. Qu'ils et elles en l'occurrence soient aussi majoritairement des non-Luxembourgeois, est-ce que cela importe? Voilà une des questions traitées lors de la série de conférences et colloques intitulée Migrations: les enjeux! que l'Asti (Association de soutien aux travailleurs immigrés) organisait tout au long de l'année passée et dont le recueil des contributions vient de paraître.

On pense souvent que l'économie est de par nature indifférente aux considérations d'ordre normatif, qui impliqueraient les questions ayant trait à la nationalité, à la religion ou à l'origine et ne s'intéresserait que pour ce qui peut se quantifier en termes d'argent et de profit. Or, voilà: le lieu d'origine d'une personne, sa provenance peuvent intervenir dans les calculs économiques, du moment qu'on arrive à démontrer que ces facteurs influencent le comportement économique de cette personne. «La présence d'immigré/e/s peut perturber la cohésion nationale. Les frontaliers ne s'apparentent pas à notre modèle de gestion sociale basée sur le consensus. La substitution progressive du luxembourgeois par d'autres langues peut conduire à un Babylone linguistique.» Telles étaient en tous cas les avis formulés par certains des conférenciers venus exposer leur vue sur invitation de l'Asti. 

L'Asti avait fait appel à des experts divers, économistes et sociologues spécialistes pour la plupart, mais aussi des experts en ressources humaines, des chefs d'entreprise et des syndicalistes pour discuter des enjeux liés à l'accroissement spectaculaire de la population immigrée au Luxembourg. Le nombre de points de vue équivaut presque au nombre d'intervenants au débat, avec toutefois une assez nette coupure entre économistes et sociologues. Ainsi, les économistes empruntent souvent des concepts sociologiques comme celui de «consensus», de «cohésion» ou de «paix sociale» sans en interroger le contenu normatif,  alors que les sociologues tentent de le mettre à nu en déconstruisant ces notions.

Ainsi Fernand Fehlen nous apprend que le terme de cohésion sociale a été mis en avant par les organisations internationales dans le cadre de leurs tentatives d'imposer des politiques d'ajustement structurel dans le monde. Il rend attentif au risque que ce terme ne vienne à cacher les disparités croissantes entre riches et pauvres. Le consensualisme à la luxembourgeoise prend aussi une toute autre tournure après la lecture du des contributions de Claude Wey et de Luis Barreira. 

Claude Wey conclut notamment que le consensualisme à la luxembourgeoise, qu'il conviendrait d'ailleurs peut-être mieux d'appeler corporatisme, même si cela flatte moins nos esprits, a bloqué une approche plus progressiste en matière d'immigration. Luis Barreira et André Hoffmann soutiennent que les décisions politiques sont prises par une couche de la population qui est de moins en moins représentative de l'entièreté de la population de par son âge et statut social. 

Il n'est pas étonnant alors que les sociologues parviennent à une approche beaucoup plus nuancée et sereine vis-à-vis du phénomène de l'immigration, tandis qu'un certain alarmisme prévaut dans les contributions fondées plus sur (les besoins de) l'économie. 

Ainsi, un dirigeant d'entreprise prône l'appel aux frontaliers qui «permet surtout de ralentir l'immigration d'étrangers. Nous avons la chance à ce jour de n'avoir ni xénophobie ni extrême droite, et à peine quelques populistes. Ne jouons pas avec le feu. Un jour (...) on risque d'atteindre la limite du tolérable...» Mario Hirsch voit juste lorsqu'il perçoit l'existence d'un réflexe d'introduire «une espèce de préférence nationale», et il est aisé de reconnaître que ce sont justement ces positions qui prédominent la politique gouvernementale.

Les chercheurs semblaient d'accord sur un point: la nécessité d'engager plus de recherches. Il est vrai que des pans importants de notre histoire des migrations restent à étudier ce qui contribuerait aussi à renverser l'image flatteuse que nous avons pris coutume de nous faire de nous-mêmes. Or, en comparant certaines positions avec des positions énoncées antérieurement, on notera une certaine inertie dans le débat et le peu d'avancées concrètes. 

L'Asti conclut sur la nécessité de négocier un nouveau «pacte citoyen» qui inclurait tous les résidents. Dommage alors que l'ONG elle-même ne soit allée plus avant en intégrant au débat ceux et celles qui en sont ordinairement exclus et qu'elle se soit tenue aux limites de semble aujourd'hui négociable. Car l'ouverture des frontières, c'est aussi la question de notre responsabilité vis-à-vis de celles et ceux qui n'ont pas eu la chance d'être né/e/s dans un pays de cocagne.

Migrations: les enjeux! Conférences [&] colloque 2002: les contributions, Ensemble 71-72, mars 2003, 10 euros. À commander auprès de l'Asti par téléphone au  43 83 33 ou par email: ensemble@asti.lu

Karin Waringo
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