Passer du temps face à un grand écran, revoir des œuvres d’art cinématographiques, envisager la contemporanéité à chaque fois sous un nouvel angle. Rire et pleurer ensemble, être public, poser le regard ensemble, accepter de se soumettre à d’autres logiques, les autoriser plus ou moins vite, face à des protagonistes, face à des tragédies, des drames satiriques, des comédies, de la science-fiction, des road movies, tous les genres possibles et imaginables, toutes les esthétiques aussi, des aventures et encore des aventures. Tout ceci est un souffle précieux, un luxe et, en termes de films, c’est ce que permettent en général les temps forts, tels que les festivals de cinéma – des moments limités dans le temps. Nous avons au Luxembourg une cinémathèque, la Cinémathèque de la Ville de Luxembourg avec un catalogue qui comporte près de 20 000 films différents. Des archives qui existent depuis 1983. Oui, oui, il s’agit d’un trésor inestimable. De Fritz Lang à Bernardo Bertolucci, en passant par Catherine Breillat et Wong Kar-Wai.
Cette cinémathèque est dirigée par une équipe de véritables enthousiastes du septième art. Parmi eux Boyd van Hoeij, critique de cinéma, notamment pour Hollywood Reporter, un expert très fin, membre d’innombrables jurys nationaux et internationaux et aujourd’hui programmateur et curateur dans cette cinémathèque. À l’origine, en 1927 c’était un monastère catholique et dirigé par des moines. Le premier film fut projeté dans ce temple en 1928 et c’est bien toujours sa fonction, pour le cinéma et son histoire.
La semaine dernière, après deux rencontres de ce format, l’une avec Radu Jude et l’autre avec Whit Stillman, van Hoeij a réitéré. Cette fois avec une invitation très spéciale, une invitation lancée à la Mostra de Venise, l’été dernier au réalisateur italien, Luca Guadanigno. Le public a donc eu droit à Luca Guadanigno Presents! Une chance inouïe, sans exagération aucune. Pour ceux qui l’ignorent encore ou ne se souviennent pas complètement, il s’agit du réalisateur de l’excellent Suspiria, sorti en 2018, est inspiré du film homonyme réalisé par Dario Argento en 1977 ou du très juste et envoûtant Call Me By Your Name, avec Timothée Chalamet, une histoire d’amour sublime qui a eu un large succès aussi bien critique que public. Le film a obtenu trois nominations aux Golden Globes, quatre nominations aux Bafta et aux Oscars où James Ivory, a remporté l’Oscar en 2018 du meilleur scénario adapté. Il est aussi le réalisateur de A Bigger Splash, de Bones & All, de Challengers qui sortira bientôt sur nos écrans et Queer, qui est en fabrication, une adaptation du roman du même titre de William S. Burroughs.
Luca Guadanigno est un artiste avant tout et un amoureux du cinéma, amoureux aussi des réalisateurs et de certains acteurs comme Tilda Swinton, Dakota Johnson ou Timothée Chalamet, dont il aime s’entourer de façon récurrente. C’est un maître qui est venu à Luxembourg la semaine dernière et nombreux étaient ceux et celles qui ont pu l’écouter, le voir s’enthousiasmer réfléchir avec honnêteté et humour. Toujours avec beaucoup de distance par rapport à lui-même et son travail.
Après des semaines d’échanges avec Boyd van Hoeij autour du catalogue de la Cinémathèque, il a choisi huit films qu’il souhaitait présenter au public luxembourgeois. Présenter est bien le mot car le réalisateur est venu défendre chacun des films choisis, chaque soir, du mardi au vendredi. Il est aussi venu raconter sa vision d’un cinéma rêvé, d’un cinéma très fort où ce ne sont pas tant les histoires qui comptent mais les émotions transmises par les acteurs, par leurs gestes, les cadres offerts, la lumière, les couleurs, autant de tableaux et autant d’émotions. Une leçon de cinéma encadrée par Boyd van Hoeij.
Lorsque Boyd lui demande pourquoi il est devenu réalisateur, il parle de son père et de l’amour qu’il portait au cinéma. « Il connaissait tout du cinéma et il aimait les réalisateurs, mes parents me montraient tout, tous les films, et donc moi aussi, sans doute par respect mais aussi par curiosité, j’ai commencé à aimer les réalisateurs, je regardais tous les entretiens, je voulais les connaître et connaître leur cinéma. » Avec son superbe accent italien, il confie à une salle bondée, qu’il était complètement hypnotisé par l’expérience d’aller au cinéma et de partager ses moments avec d’autres personnes. « C’était érotique », dira-t-il quelque jours plus tard à la soirée de clôture au côté du réalisateur João Pedro Rodrigues, qu’il a voulu à son tour inviter et mettre en avant pour son talent de cinéaste hors normes « les réalisateurs, quand ils parlent de leur cinéma sont érotiques. »
L’érotisme et le spectaculaire, le véritablement cinématographique semblent avoir été les fils conducteurs dans le choix des films de Guadanigno. Il y a eu, je les citerai tous : The Sheltering Sky de Bernardo Bertolucci, The Long Day Closes de Terence Davies, connu pour son cinéma très personnel sur la souffrance physique, décédé en octobre dernier et qui devait travailler ici, au Luxembourg… Ensuite, il y a eu deux films de Fritz Lang, Rancho Notorious et Liliom, The Village of the Damned de John Carpenter, Les Fleurs de Shanghai de Hou Hsiao-hsien et pour finir une incroyable découverte pour le public qui ne le connaissait pas encore : João Pedro Rodrigues avec Odette et son tout dernier, Will-o’-the-Wisp. En somme ce fut un voyage entre tous ces univers si particuliers et saisissants, un dialogue ou carrément une histoire tissée entre ses moments forts sur le grand écran de la Cinémathèque et le public venu remplir jusqu’au dernier siège.
Il faut saluer cette belle formule que de lier des projections entourées par une bienveillance intelligente de deux, voire trois experts dans leur art, que ce soit en tant que réalisateurs, de critiques, voire même comme showmaster didactique, que peut également être Luca Guadanigno, avouant avec humour entre deux réflexions assurément philosophiques sur ce qu’est un film, un tournage et son processus, qu’il déteste les équipes de tournage. Il aime chaque individu, certes, mais que le groupe que constitue la fameuse crew le repulse au possible : « une énorme vache où on en vient à désigner une personne par porte, pour les surveiller ! C’est ridicule. Mais les acteurs, je leur fait confiance, ils reçoivent le scénario, un texte, on se connaît ou on ne se connaît pas mais très rapidement ils comprennent, ils se l’approprient, ils jouent. C’est une forme de magie. »
Cela étant dit, on sent le profond amour que Guadagnino a pour son métier, pour ce qu’est cet art si singulier de pouvoir si souvent nous transporter hors de la réalité pour mieux la saisir, hors de nous-mêmes pour atteindre dans ces temples que sont les cinémas, des purifications, autant de catharsis que de spectateurs qui se laissent embarquer et envoûter par les bons films.
Un film qui m’a marqué par sa fragilité et sa capacité de m’embarquer dans une histoire d’une logique bien particulière, différente de la réalité et pourtant inhérente à celle-ci, d’une fluidité limpide, fut Will-o’-the-Wisp de João Pedro Rodrigues. Semblable au cinéma de Roy Andersson ou des frères Quay, les protagonistes sont des êtres-symboles, comme des anges ou des marionnettes d’un état des choses extérieur et intérieur, ils ou elles se mettent à danser, à chanter, ils évoluent différemment de nos codes et ça marche. On les ressent. Tout devient en effet érotique sans être grossier.
Au Luxembourg, nous n’avons pas d’école de cinéma, on en rêve pourtant parfois, cela permettrait une plus grande imprégnation culturelle, mais aussi un savoir et un savoir-faire. Eh bien, j’ai eu ce sentiment la semaine dernière à la Cinémathèque, toutes ces émotions de tout pouvoir découvrir à nouveau, de pouvoir apprendre. Je pense que je n’étais pas la seule.