Paradis des yachts

La tentation de la grande plaisance

d'Lëtzebuerger Land du 09.11.2001

Le ministre des transports Henri Grethen s'apprête à passer un grand oral devant ses pairs au Conseil de gouvernement. Il leur présentera dans les semaines qui viennent le rapport d'un consultant sur l'avenir du secteur maritime au Luxembourg. Dans la même foulée, le ministre devrait sortir des cartons un projet de réforme de l'immatriculation des navires. Grethen veut empêcher que le secteur maritime reproduise presque à l'identique le phénomène des « plaques jaunes » qui a empoisonné les relations belgo-luxembourgeoises pendant de nombreuses années. Il y a eu les Belges, qui pour échapper au poids d'une fiscalité écrasante sur les grosses cylindrées dans leur pays, ont immatriculé en masse leurs voitures au Luxembourg et fait la fortune des sociétés de leasing. Le Luxembourg deviendra-t-il le paradis de la jet-set internationale pour y abriter virtuellement ses grands yachts de plaisance et lui permettre d'optimiser les frais de fonctionnement des palaces sur l'eau ?

Marin du dimanche, Henri Grethen est réticent à encourager un créneau d'activité pourtant présenté par les patrons de sociétés maritimes comme extrêmement prometteur sur le plan commercial. Il y a un an, il expliquait au Land son désaccord avec ces dirigeants maritimes qui attirent sous pavillon luxembourgeois, à coup d'arguments fiscaux, les grands yachts de plaisance, à vocation commerciale ou non, appartenant à une clientèle non luxembourgeoise. Le phénomène est encore discret, mais ce genre de business « offshore » pourrait susciter les foudres de grands voisins, déjà sérieusement remontés contre le secret bancaire luxembourgeois en ces temps de traque un peu hystérique aux fonds suspects. Le ministre ne veut surtout pas apparaître comme le VRP d'un État voyou. À ces considérations s'ajoute l'obsession de Grethen du risque de blanchiment d'argent via les yachts.  

Grethen aura toutefois la partie difficile et rien ne dit que son projet de réforme de l'immatriculation aboutira. « Il est juridiquement difficile de mettre en musique ce que le ministre veut, » explique une source au ministère des Transports. Dans une Europe où les frontières commerciales ont sauté, comment en effet imposer des critères de résidence aux propriétaires de bateaux de plaisance sans risquer de se mettre en porte à faux avec la législation communautaire. En 1993, un arrêt de la Cour de Justice européenne (arrêt Factortame) avait obligé le Luxembourg à revoir toute sa législation sur le pavillon maritime -jugée discriminatoire- pour la mettre en conformité avec la réglementation européenne.

Peu d'informations ont filtré jusqu'à présent du rapport du consultant Pricewaterhousecooper's, commandé par le ministre au lendemain de son arrivée au gouvernement. Farouche opposant à la création d'un pavillon maritime en 1990, Henri Grethen avait promis à ses électeurs de se pencher sur l'opportunité de conserver, ou non, le secteur maritime au Luxembourg. On sait que la branche maritime apporte un peu de valeur ajoutée à l'économie luxembourgeoise. Le rapport l'a confirmé. Le cliché des centaines de marins des quatre coins de la planète pompant les réserves de la sécurité sociale luxembourgeoise et vivant sur le dos du contribuable luxembourgeois est donc tombé. Mais tout le secteur n'affiche pas la même rentabilité. Les joyaux du pavillon maritime luxembourgeois comme les vraquiers ou les pétroliers rapportent « une substance économique non négligeable », mais l'apport de la navigation de grande plaisance est moins important. Elle n'en reste pas moins une activité prometteuse.

Un congrès international de la grande plaisance qui s'est tenu au début du mois d'octobre à Cherbourg donne une idée du potentiel économique de ce secteur. La flotte mondiale des yachts de grande plaisance a progressé de plus de 70 pour cent en un an pour s'établir aujourd'hui à 4 400 navires. En septembre 2000, les constructeurs du monde entier avaient en commande 573 yachts de 24 mètres ou plus. Parallèlement à cet engouement des gens très fortunés pour l'acquisition d'une villégiature en mer se développe le marché des« charters yacht », alternative à un séjour en hôtel quatre étoiles. Souvent, ce sont les propriétaires de bateaux qui souhaitent rentabiliser leur investissement en le faisant inscrire dans un registre maritime commercial. En Europe, il existe à l'heure actuelle seulement deux pays où il est possible de faire basculer un yacht, en principe à usage privé, en exploitation commerciale. Il s'agit de la Grande-Bretagne, avec les registres des Iles vierges britanniques et des Caïmans, et du Luxembourg. Cela dit, les Français et les Italiens devraient bientôt finaliser une réglementation qui rendra possible l'immatriculation de yachts de grande plaisance. Au Grand-Duché, le cadre légal a été mis en place en 1993 avec deux règlements techniques qui ont lancé l'activité. En huit ans, plus d'une centaine de bateaux de grande plaisance y ont été immatriculés. Cinq sociétés offrent des services complets de gestion et d'immatriculation de ce genre de bateaux au Grand-Duché. « Un vrai marché s'est développé, » explique Pascal Wiscour-Conter, le patron de Trimar, la plus importante société maritime sur ce créneau. À elle seule, Trimar gère 150 yachts dont la moitié sous pavillon luxembourgeois, laissant loin derrière elle son principal concurrent Luxembourg Marine Services. 

Le pavillon luxembourgeois offre, selon M. Wiscour-Conter, un « excellent rapport sécurité/faisabilité » : coûts d'exploitation moindres au niveau de l'équipage et TVA nulle.         « Ce registre, dit-il, est aujourd'hui le plus intéressant et le plus abordable, sans toutefois rogner sur les standards internationaux applicables aux navires de commerce. » Le responsable rappelle aussi qu'il y a huit ans, le prédécesseur de Grethen aux Transports, avait vu dans le filon du yachting commercial, une chance de diversification de la flotte commerciale luxembourgeoise, alors sous entière domination belge. Le pavillon luxembourgeois avait d'ailleurs été peu aimablement rebaptisé pavillon belge « bis ». 

Le Luxembourg s'est positionné sur le marché des « charters yacht » grâce à une législation en avance sur des voisins européens. Aujourd'hui, le                 « concept luxembourgeois » a fait des émules. La France devrait mettre en place à la mi-2002 un dispositif calqué sur celui de Luxembourg. Le Grand-Duché connaît deux régimes d'immatriculation des navires. Le premier est le registre luxembourgeois des embarcations de plaisance qui accueille les navires à usage privé ou de moins de 25 tonneaux, même si ses propriétaires sont des sociétés commerciales. Le second est le registre public maritime où sont inscrits les navires exploités commercialement : navires marchands ou yachts commerciaux. 

La rentabilité du secteur du yachting commercial n'est pas encore au rendez-vous comme le montre les chiffres publiés récemment par l'une des entreprises « luxembourgeoises » phares de la discipline, Luxyachting, qui vient de rentrer au marché libre d'Euronext à Paris (à ne pas confondre avec le marché réglementé). La société du belge Claude Poulaert, qui exploite un luxueux navire de croisière (et bientôt deux) pour une quinzaine de personnes, a réalisé l'année dernière un chiffre d'affaires de 966 000 euros, mais a enregistré au cours des trois derniers exercices, des pertes cumulées de 1,85 million d'euros. Son endettement financier devrait atteindre 5,2 millions d'euros à la fin de l'année. Luxyachting table toutefois sur un résultat positif de 158 000 euros cette année et prévoit d'engranger près d'un million d'euros en 2002. 

Les titres de Luxyachting n'ont rien de particulièrement sexy du point de vue de l'investisseur. La Commission des opérations de bourse (COB) a d'ailleurs lancé un avertissement au public dans le prospectus de cotation indiquant notamment que le plan de développement de la société faisait état d'un besoin de financement de 1'ordre de 2,2 millions d'euros pour lequel aucun accord n'avait encore été trouvé à la fin septembre. Cela dit, le marché a accepté ces titres, sans doute faute de mieux. En lançant cette opération, les promoteurs de Luxyachting ont largement capitalisé non seulement sur la compétitivité du pavillon maritime luxembourgeois, mais aussi sur sa pérennité. 

Le ministre Henri Grethen n'a donc pas vraiment les coudées franches pour agir à sa guise. On le voit mal en effet donner un mauvais signal au marché en revenant sur « les acquis » de la grande navigation de plaisance. En a-t-il d'ailleurs encore vraiment l'envie ? En ces temps singulièrement troublés, celui qui est aussi le ministre de l'Économie, ne prendra sans doute aucun risque.

 

Véronique Poujol
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