Et si l’histoire d’un des groupes luxembourgeois les plus connus à l’international s’était terminée à cause d’un tour de passe-passe à la fois impressionnant et un peu lâche, un magicien qui se serait fait disparaître lui-même, pas sur scène mais sur une aire de service ? La thèse ne fait visiblement rire qu’un des membres d’Eternal Tango, qui se chamaillent amicalement sur ce qu’il faut et ce ne faut pas révéler : l’histoire d’un groupe est faite de mythes qu’on distille au compte-gouttes et dont on aime garder la tutelle.
Eternal Tango, au faîte de sa carrière, avait recruté deux managers. L’un gérait le business quotidien et on le traitait comme le sixième membre du groupe. L’autre, le prestidigitateur donc, leur promettait monts et merveilles, construisant des châteaux en Espagne « auxquels on aurait pu croire si tout avait fonctionné. Or, cela n’a pas été le cas », conclut laconiquement Tom Gatti, le bassiste du groupe, qui aimerait passer à autre chose. « On n’a pas besoin de revenir là-dessus. J’ai beaucoup oublié. Ou refoulé. » Mais David Moreira insiste : « Il faut raconter ça. Ce mec, s’est évaporer. Il a littéralement disparu sur l’autoroute. » En pleine tournée donc, le groupe s’arrête sur une aire de service, pour se ravitailler en essence. Au moment de reprendre la route, plus trace dudit manager, pas seulement à ce moment-là, mais plus jamais : ils ne l’ont plus jamais revu.
C’est une des nombreuses anecdotes que raconte le duo, une des dernières. Avant, la vie sur la route, c’était beaucoup d’histoires promptes à huiler le moteur narratif du groupe, beaucoup d’hilarité et peu de sommeil. « Avec notre vieux van, on se faisait constamment contrôler par la police. On les comprenait un peu, six types crades dans un machin rouillé, je pense que je nous aurais arrêté aussi », rigole Tom Gatti. Le bassiste évoque ce fameux troisième album, celui qui aurait dû être celui de la consécration, « parce que c’est ça, le troisième disque d’un groupe, celui qui fortifie sa réputation ». Il dit que tous les gros labels l’avaient écouté et leur avaient donné un feedback dont l’exubérance était probablement en partie contreproductive. Mais David Moreira en garde un souvenir mitigé : « La musique, pour moi, c’est lié à la joie, à l’amitié. Avec ce manager qui nous a arnaqués, on touchait un versant sombre qui ne me disait rien de bon. C’est pour cela que j’ai quitté, le groupe ».
Les souvenirs qui remontent spontanément sont ceux où le groupe a le moins dormi. Alors qu’ils tournent en Espagne, on leur propose de jouer à Majorque, où ils se rendent donc. Sur place, avant de se poser à l’hôtel, un membre de l’organisation les accueille. Plutôt que de leur donner leur chambre, on leur propose, avant le soundcheck, un petit remontant, qui doit impérativement être un cocktail. À la suite de quoi le type les appellera tout au long de la soirée du nom de la commande. « Moi, il m’appelait Daiquiri », se souvient Gatti. Mais en fait, le clown de service voulait surtout cacher le fait qu’il n’y en avait tout simplement pas d’hôtel, et qu’on bousculait le groupe d’une étape à l’autre afin que, les musiciens ne puissent plus penser à un quelconque logement. Après le soundcheck, on enchaînait avec un dîner ; il fallait patienter avant de jouer, ce qu’Eternal Tango fera tard, assez tard pour qu’on les amène à après, à l’aéroport juste après le concert pour un vol dont personne ne leur avait dit qu’il décollerait vers sept heures du matin, les privant de sommeil pendant une petite trentaine d’heures.
Et un autre jour, on leur demande s’ils sont dispos pour jouer au Donau Insel Festival. Une offre qu’on ne peut pas refuser. Seul bémol au tableau, le groupe est en train de tourner au Portugal, à plus de 3 000 kilomètres de Vienne. « Le plus frustrant, c’était que, aussi improbable que cela sonne, pour aller de Lisbonne à Vienne, le chemin le plus court passe par Metz », et que le groupe, épuisé, éprouvant le mal du pays à force de tourner, peut presque humer, au milieu des exhalaisons d’essence, les effluves industriels de Dudelange, la ville où ils avaient leur salle de répétition, où ils se sont installés pour faire de la musique et où David Moreira et Tom Gatti vivent encore aujourd’hui, une ville qui occupe une place non négligeable dans leur courte discographie.
Cette éthique, celle du peu de sommeil et des occasion à saisir, celle de privilégier le mouvement, celle qui les fera partir en tournée alors que leur premier album est à peine fini – David Moreira se rappelle un concert où il n’avait pas encore les paroles pour une chanson, ce dont le public se foutait comme d’une guigne, qui l’accompagnait en chantant un texte inexistant – est aussi que défend l’ancien chanteur quand il compare l’industrie musique d’alors avec celle d’aujourd’hui : « Maintenant, tu dois gérer les réseaux sociaux, essayer de te vendre à tous les instants, alors qu’à l’époque, tu bossais, tu répétais, tu t’améliorais, tu jouais. »
Cette disponibilité de tous les instants leur était aussi possible grâce à Myspace, cette même plateforme sur laquelle Ross Robinson avait déniché Inborn. « C’était le dernier moment où Internet fonctionnait encore de manière plus humaine, plus équitable. Je passais mon temps à ajouter du monde sur le profil de notre groupe. J’ai passé des mois, si pas, des années à organiser ainsi des tournées. » C’est ainsi qu’ils font la connaissance de leur manager, ce qui leur a permis, in fine, de sortir du Luxembourg. À l’époque, ledit manager organisait des concerts dans la Eiffel. « Un jour, j’ai vu qu’un groupe avait annulé, on s’est proposé de le remplacer. À cette époque, on répétait tellement qu’on était prêts à jouer à tout moment. Là-bas, personne ne nous connaissait, on a d’ailleurs joué en premier, ce qui nous a permis de tabler sur l’effet de surprise pour tout défoncer. »
Que personne ne les connaissait alors, c’était bien normal : en 2004, Tom Gatti joue dans Spyglass, un groupe hardcore avec qui il projette d’enregistrer un split avec un autre groupe, Eternal Tango, qui pratique un genre musical similaire. Ce split, c’est lui qui va le produire, dans un studio amateur à la Kulturfabrik. Au bout du compte, ce split aura splitté les deux groupes pour les recomposer en une entité hybride, puisque Tom Gatti occupant le poste de bassiste de la nouvelle constellation pour laquelle David Moreira était déjà pressenti comme chanteur.
Comme pour tant d’autres, la Kulturfabrik deviendra leur refuge, leur havre de créativité : On y passe son temps à répéter, à écouter les autres groupes, à festoyer, à jouer à la console et à commander chez l’Italien du coin. « La première fois qu’on y est allés, on entendait un son tonitruant, quelque chose de massif, qui te vrillait les tympans. C’était Defdump qui répétait. On s’est dit qu’on ne voudrait plus jamais repartir. D’ailleurs, c’est ce qu’on a fait : pendant quinze ans, on n’est pas rentrés », se rappelle Tom Gatti, qui dit y avoir traîné tous les jours après le travail, jusqu’à quatre heures du matin. « Quant à ceux qui ne travaillaient pas, ils s’y rendaient dès 14 heures », renchérit Moreira.
La Kufa, c’est le centre névralgique d’une scène underground florissante, émergente, et qui se centre souvent sur du hardcore là où, à l’étranger, d’autres formations punk suivront une pente plus mélodie (et donc, commerciale). Ce sera, au demeurant, le cheminement que suivra Eternal Tango : alors que leur premier album First Round at the Sissy Café, écrit dans la salle de répétition à Dudelange, est traversé par l’urgence et les structures alambiquées du hardcore, le deuxième est une collection ciselée de tubes imparables. C’était un choix conscient, qui découle de l’entourage du groupe, un ensemble de gens plongés dans la scène hardcore, punk et pop, à commencer par le mensuel Visions, à qui Gatti avait envoyé un press kit confectionné par ses propres soins. Un journalise apprécie leur travail, suit ce qu’ils font, le mensuel recense leurs disques et les convoque à plusieurs reprises au Visions Festival, où ils jouent avec Panic at the Disco, Bela B et The Notwist. « Les mecs du Visions sont venus pour la release à la Kulturfabrik, ils ont dormi chez moi, c’était une relation amicale ». Se rappelant des concerts à Luxembourg, Tom Gatti se souvient que le groupe se contentait alors de jouer deux concerts annuels – l’un en hiver, en salle fermée et un deuxième en été, dans le cadre d’un festival, une fête de la musique ou au Rock-a-Field, où l’on jouait des créneaux de tête d’affiche (entre Paramore et Deftones, pour ce qui est du RAF) et pour lesquels on touchait un cachet de tête d’affiche.
Bien que Tom Gatti conçoive à quel point ce festival était difficilement rentable, il regrette un peu qu’aujourd’hui, chacun organise son festival dans son coin, qui se suivent et se ressemblent. Il n’y a donc peu d’endroits où un groupe de leur envergure puisse jouer aujourd’hui, qui faisait des shows avec des canons à confetti et des ballons, avec un véritable sens de la scénographie et de la dramaturgie, dont on a pu s’en rendre compte mercredi dernier, quand le groupe a clos le show Encore ! à la Rockhal.
Et malgré la fulgurance de ce seul et unique morceau joué, malgré qu’Eternal Tango ait récemment joué pour le 18 anniversaire de Tuys, les chances qu’on les voie se réunir ou même sortir ce fameux troisième album sont assez minces. Y aurait-il une malédiction qui ferait que les groupes grand-ducaux, aussi grand que fût leur succès, en viennent à se séparer au bout de dix ans ? « Dans une relation aussi, il faut prendre des décisions : Ne rien changer parce que c’est agréable. Ou se séparer parce que les deux partenaires n’ont pas les mêmes attentes. Et c’est un peu ce qui nous est arrivé. Certes, on parvenait à vivre de notre musique – mais on vivait en colloc ou chez nos parents », constate Gatti. Pour pouvoir vivre selon ce que Moreira appelle avec un zeste d’ironie « les standards luxembourgeois », il aurait fallu viser plus large, signer chez (et vendre son âme à) Warner, EMI, Universal. Et ça, tous n’étaient pas prêts à le faire. « Mais si quelqu’un nous lit, essayez toujours de nous booker. Qui sait, peut-être qu’on est dispos. Sachant qu’on est très flexibles, en termes de cachet » s’amuse David Moreira. « Et surtout très chers », renchérit Tom Gatti. L’espace d’un moment, ils retrouvent cette complicité, cette entente tacite d’un groupe qui se prolonge au-delà de la musique. Et si, un jour, sur une aire de service perdue, vous tombez sur un manager paumé entre un stand de saucisses et un présentoir de journaux, rappelez-lui qu’il a des nouvelles à donner.