Le Luxembourg à Cannes

La refonte

d'Lëtzebuerger Land du 18.05.2018

Gutland, Superjhemp, Sawah ou Croc Blanc : c’est la première fois que l’on voit autant d’affiches de films produits majoritairement par le Luxembourg fleurir dans le pavillon du Filmfund à Cannes. Son direceur Guy Daleiden souligne que la priorité est de stabiliser le secteur audiovisuel, qui emploie autour de mille personnes. Vu que le nombre de productions ne cesse d’augmenter, alors que le gâteau ne s’agrandit pas pour l’instant, cette stabilité commence à devenir un réel défi pour l’ensemble des personnes impliquées dans le secteur. Pour épouser les nouvelles directives européennes, une refonte du système de financement s’impose, plus ouvert aux autres pays de l’Union, et par conséquent moins protectionniste que le système à points qui a régulé le secteur jusqu’à présent. Ce système à points consistait en une obligation pour les sociétés de production nationales et étrangères de remplir un quota de points pour chaque aide à la production accordée par le Filmfund à un film. Ces points pouvaient être cumulés grâce à l’emploi de talents luxembourgeois impliqués dans la chaîne de fabrication du film, tant devant que derrière la caméra.

Mais les nouvelles directives européennes ne sont pas le seul facteur qui justifie cette refonte. La vitesse avec laquelle les pays limitrophes ont réussi à trouver ces dernières années des moyens pour attirer les co-productions les plus intéressantes sur le marché, notamment avec une initiative comme le tax shelter belge, a inquiété particulièrement l’union des producteurs luxembourgeois (Ulpa). Afin d’y pallier, le Filmfund passe au système 1to1 (pour un reçu, il faut dépenser un euro dans le pays). Ceci dynamisera la marge de manœuvre des producteurs et leur permettra d’être plus performants face à nos voisins, pour ne pas perdre de vue les perles rares à caractère international. La nouvelle formule, moins contraignante que le système à points, rentre dans une phase test d’un an après Cannes.

Entretemps le Filmfund a entamé un dialogue intersyndical auquel sont conviés l’union des producteurs luxembourgeois, l’association des acteurs Actors.lu, l’union des techniciens (Alta), et l’union des scénaristes et réalisateurs luxembourgeois (Lars). Si chaque association peut apporter ses doléances, l’Alta et Actors.lu ont déjà émis leurs réserves face à ce changement de cap. Ils craignent que les sociétés de production leur préféreront à l’avenir des techniciens et des acteurs provenant de l’étranger plutôt que d’utiliser les talents locaux. Très protégés par le système à points, l’union des techniciens, solidement implantée dans le secteur aux côtés de l’Ulpa, continue à militer pour éviter de se retrouver dans l’obligation de devoir aller travailler à l’étranger. Par ailleurs, un acteur important dans la postproduction sonore vient d’investir des sommes conséquentes dans des nouvelles infrastructures doté d’un studio de bruitage. Afin de pouvoir rembourser son prêt, il se retrouve dans l’obligation de devoir rentabiliser cette infrastructure. Ceci pourrait poser un problème dans l’avenir si certaines sociétés de production décident de se désolidariser de cette prise de risque financière. Car le nouveau système leur permettra de délocaliser l’étape de la postproduction à l’étranger pour honorer un accord de co-production avec un deuxième pays de l’Union européenne par exemple. Le conflit réside dans l’utilité pour la société de production de procéder de cette manière, alors que pour le studio de son, ce serait un film en moins, et peut-être pas le seul. Un autre scénario possible entraînerait une obligation de baisser leurs tarifs pour rester compétitifs face aux services équivalents à l’étranger.

Lors d’un point presse à Cannes, le Filmfund a souligné par ailleurs la diversification de ses aides, allant de l’aide sans producteur en passant par la carte blanche, l’aide au vidéoclip et le soutien des projets de réalité virtuelle. Annuellement, il décerne également une bourse à des jeunes talents pour leur donner la chance de découvrir le festival de Cannes. Aude-Laurence Biver, Diana Nilles et Tommy Schlesser sont les trois heureux bénéficiaires de cette bourse cette année.

L’actrice Aude-Laurence Biver a récemment joué un rôle de premier plan dans Fanclub, le projet de réalité virtuelle de Vincent Ravalec, actuellement en cours de finition. Son va-et-vient entre le cinéma et le théâtre, pour lequel elle a écrit plusieurs pièces, stimule Aude-Laurence. Elle a écrit Lâleh, une fleur en 2014, avant d’enchaîner avec le TalentLab, organisé par le Grand Théâtre et le théâtre du Centaure. Une maquette de vingt minutes, intitulée Nomophobia’ et qui traite de l’addiction aux écrans, en est le résultat. Danse en huit, sa dernière pièce en date, relate une quête identitaire d’un homme qui apprend que sa leucémie est dû au travail de son père dans une usine, qui traite les métaux stratégiques dans les écrans, responsable de nombreux dégâts environnementaux. À Cannes, Aude-Laurence Biver alterne entre des rendez-vous avec des producteurs français dans l’espoir de décrocher des nouveaux rôles et la fréquentation des salles obscures, dans lesquelles la réalisatrice Diana Nilles, âgée de 29 ans, se sent également à l’aise. Diplômée de la London Film School, elle s’est d’abord essayée au jeu d’acteur, mais a très vite réalisé que sa place était plutôt derrière la caméra. Ayant actuellement un nouveau projet de court-métrage sur le feu ainsi qu’un long-métrage en écriture, elle a déjà été présente à deux reprises au Luxembourg City Film Festival avec des courts métrages. Summer Leaves a été son film de fin d’études alors que le court-métrage Mich’s Kitchen est sa dernière création en date. Dans ses recherches pour Mich’s Kitchen, qui parle des SDF luxembourgeois, elle a fait une immersion dans le monde de d’Stëmm vun der Strooss, et a recruté certains SDF rencontrés dans son film. Il lui a fallu 43 prises jusqu’à ce que les acteurs non-professionnels se soient intégrées à la logique aventureuse d’un des nombreux plans séquence du film, particulièrement gourmand en temps de préparation.

Après avoir incarné le rôle d’un SDF dans le court-métrage Long Lost de Nadia Masri, ce sujet résonne également du côté de Tommy Schlesser. Utilisé à contre-emploi en jouant le rôle d’un SDF alors qu’il est un blondin aux yeux bleus, ce rôle a permis à Tommy Schlesser de se frotter une première fois au drame. Catégorisé en tant qu’acteur jouant soit l’hommes à femmes, soit le meilleur ami, ce rôle était un vrai défi pour quelqu’un qui préfère d’habitude les rôles à potentiel comique. Car divertir les gens et libérer leurs endorphines, telle est la mission que Tommy Schlesser s’est fixée dans sa vie professionnelle. En court-circuitant le chemin traditionnel des écoles de théâtre ou de cinéma, il a fait ses armes très tôt sur le terrain avec la sitcom Comeback. Tommy vient tout juste de clôturer le tournage de la nouvelle sitcom Chambre à louer, produite par Calach Films, et dans laquelle il incarne Max, un acteur en manque de rôles qui s’est fait larguer par sa copine et qui va devoir sous-louer une pièce de son appartement. Il jouera également le rédacteur en chef narcissique de RTHell dans le Superjhemp de Felix Koch. Produit par Samsa Film, le film va débarquer sur nos écrans à la rentrée. Si les rôles ne tombent pas du ciel à Cannes, il mise avant tout sur des rencontres qui naissent de manière organique dans le pavillon. De retour au Luxembourg, il va donner à nouveau ses cours de luxembourgeois, sachant très bien qu’il a une chance sur dix d’être retenu dans le prochain casting, ce qui est la norme dans le milieu. Mais cette compréhension intime des mécanismes de l’industrie cinématographique lui permet aujourd’hui de franchir d’une manière plus décontractée la porte des directeurs de casting.

L’auteur est réalisateur de films.

Thierry Besseling
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