Étude du Credit Suisse sur les family businesses

Résilience familiale

d'Lëtzebuerger Land du 11.09.2020

La crise sanitaire et économique n’aura pas été avare de mauvaises surprises pour les consommateurs, qui sont aussi, pour une partie d’entre eux, des investisseurs. Ils ont pu ainsi voir des grands groupes qu’ils considéraient comme insubmersibles (certains ayant survécu à des turbulences historiques beaucoup plus graves) être incapables de supporter une suspension de deux mois de leur activité et la molle reprise qui a suivi, pour se retrouver au bord de la faillite. En vérité ceux-là sont too big to fail et, au prix d’aides de toutes sortes et d’une sérieuse réduction de voilure, continueront de faire partie du paysage.

Une chance que n’auront pas des enseignes « de chaînes » familières au grand public, notamment dans le meuble, l’habillement et la restauration, dont certaines sont appelées à disparaître corps et biens à la stupéfaction générale : en effet nombreux sont ceux qui croyaient qu’elles appartenaient toujours à leurs créateurs ou à des groupes puissants alors qu’elles étaient depuis plusieurs années aux mains de fonds d’investissement apparemment peu soucieux de leur pérennité (cas de Camaïeu ou de Courtepaille).

Les entreprises familiales n’ont pas échappé à ce contexte déprimant, mais elles ont fait mieux que se défendre, comme le montre le rapport The Family 1000 : Post the pandemic du Credit Suisse Research Institute (CSRI), publié le 2 septembre et établi en utilisant la base de données « Family 1000 », qui contient 1 061 entreprises familiales cotées en bourse (lire encadré). Ainsi, au terme d’une enquête auprès de 270 sociétés, dont 145 familiales, il apparaît que ces dernières ont eu moins recours au licenciement de leurs salariés que les entreprises non familiales (46 pour cent contre 55 pour cent). Elles ont aussi mieux traversé le premier semestre sur le plan boursier, avec « une surperformance globale d’environ trois pour cent par rapport aux entreprises non familiales depuis le début 2020 ». Et malgré l’impact défavorable sur le chiffre d’affaires attendu cette année, elles semblent considérer la crise du Covid-19 comme moins préoccupante pour leurs perspectives que les autres sociétés, avec un « retour à la normale » plus rapide.

On parle d’entreprise familiale quand le pouvoir décisionnel est entre les mains d’une ou de plusieurs familles fondatrices, même si le capital social n’est pas détenu majoritairement (il suffit généralement d’un seuil de vingt ou 25 pour cent). Contrairement à une idée reçue il ne s’agit pas forcément de petites sociétés, plusieurs grands noms de l’industrie et des services relevant de cette définition, comme le montre la base de données CSRI. Elles pèsent lourd dans l’économie mondiale et européenne : entre 60 et 65 pour cent du nombre d’entreprises, et parfois plus dans certains pays. Quarante pour cent des 250 plus grandes entreprises en France et en Allemagne sont détenues par des familles. L’une des caractéristiques reconnues au capitalisme familial est sa capacité à s’inscrire dans la durée avec un souci de pérennité et souvent de transmission intergénérationnelle.

L’étude suisse confirme que, indépendamment de la conjoncture si particulière de 2020, les entreprises familiales sont plus performantes à plusieurs titres. Depuis 2006, la croissance annuelle du chiffre d’affaires des 145 entreprises familiales de l’échantillon a été supérieure de plus de deux points de pourcentage à celle des 125 entreprises non familiales, quelle que soit la taille. L’analyse montre qu’elles sont également plus rentables. Ainsi, les rendements moyens des flux de trésorerie (cash-flow return on investment) sont d’environ deux points plus élevés que ceux générés par les entreprises non familiales, dans toutes les régions du monde. De 2006 à 2020, la capitalisation boursière de celles qui figurent dans l’échantillon a connu une croissance moyenne de 6,7 pour cent par an contre trois pour cent pour les entreprises non familiales, surtout en Europe (7,7 pour cent) et en Asie (huit pour cent).

En matière de critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) les entreprises familiales obtiennent aussi, en moyenne, des résultats plutôt meilleurs que les autres. Cette meilleure performance globale, qui se révèle indépendante de la taille de la participation familiale dans le capital, et qui s’est renforcée depuis 2016, est principalement due à de meilleures évaluations environnementales et sociales. Sur ces critères devenus si importants aujourd’hui, les mieux notées sont les entreprises familiales européennes devant celles d’Asie hors Japon, suivies de celles situées aux États-Unis. En termes de gouvernance ce sont les asiatiques qui arrivent en tête. Par ailleurs les entreprises familiales anciennes obtiennent de meilleurs résultats ESG que les plus récentes, tous critères confondus. Selon le rapport, « elles bénéficient de processus d’entreprise plus établis leur permettant peut-être de s’engager ou de se concentrer dans des domaines de leur activité qui ne sont pas directement liés à leurs processus de production, mais qui sont importants en termes de maintien de la durabilité globale de l’entreprise ».

Seuls bémols relevés par le CSRI, elles semblent être à la traîne de leurs homologues non familiales en termes de gouvernance, avec notamment des conseils d’administration moins diversifiés. Elles sont aussi en retard sur certains facteurs sociaux : elles sont moins nombreuses à avoir des groupes de soutien pour les communautés LGBT et ethniques minoritaires, ou à avoir fait des déclarations publiques concernant le respect des droits de l’homme ou des principes connexes des Nations-Unies. Le document du CSRI confirme les résultats de travaux menés depuis une trentaine d’années. Dans une étude célèbre intitulée « La croissance cachée des entreprises familiales », réalisée en collaboration avec l’association European Family Businesses (EFB) et publiée en novembre 2016, KPMG avait identifié cinq « bonnes pratiques » permettant d’expliquer à la fois le poids de ces entreprises dans les économies développées mais aussi leur faculté à se hisser et à se maintenir à un haut niveau.

Elles se projettent sur le long terme : leur horizon s’exprime en années ou décennies, voire en générations plus qu’en mois, trimestres ou semestres. Le rendement futur est plus important que la rentabilité au jour le jour, de sorte qu’un ralentissement à un moment donné peut être accepté s’il s’inscrit dans une stratégie plus lointaine privilégiant la pérennité de l’entreprise. Un programme compliqué pour les sociétés cotées ou celles soumises à une forte pression concurrentielle. Elles modèrent leur prise de risques en « s’en tenant à ce qu’elles savent faire ». Les entrepreneurs familiaux privilégient la stabilité et réinvestissent leurs profits. « Ces stratégies leur procurent à la fois une assise financière solide et une indépendance qui leur permettent de traverser moins difficilement les périodes de régression économique », analyse l‘étude, qui note également qu’elles se donnent le temps de la bonne décision.

Leur gouvernance opère une séparation claire entre actionnaires familiaux et direction. Il s’agit de permettre aux deux parties de réaliser leur objectif commun : préserver et accroître le patrimoine familial. « Si la priorité est donnée aux intérêts de l‘entreprise, alors tout se passera bien du côté de la famille, et non le contraire » a indiqué un répondant. Leur recrutement est centré sur les compétences, et non pas sur les liens de parenté. Cela concerne particulièrement les dirigeants, qui, pour 85 pour cent des répondants, doivent être avant tout reconnus pour leur professionnalisme et peuvent venir d’autres horizons. Plus d’une sur trois a d’ailleurs mis la « chasse aux talents » en tête de ses préoccupations, en se fondant sur une image plutôt bonne dans l‘esprit des candidats. Elles démontrent une plus grande facilité à innover : cette faculté serait liée à leur orientation à long terme qui les « rend plus agiles dès lors qu’il s’agit de décider en matière d’innovation », surtout quand des membres de la famille font partie du management. La cohabitation de plusieurs générations, en permettant la confrontation de points de vue et le partage de nouvelles pratiques, serait aussi un facteur favorable. Des bonnes pratiques qui peuvent aussi être analysées comme des qualités particulièrement précieuses en ces temps troublés.

Family 1000

La base de données « Family 1000 » du CSRI comprend 1 061 entreprises du monde entier, cotées en bourse, où le fondateur ou sa famille contrôlent plus de vingt pour cent du capital ou des droits de vote. Plus de la moitié (51 pour cent) sont originaires d’Asie, le quart sont européennes et quatorze pour cent ont leur siège en Amérique du Nord. La moitié d’entre elles ont une capitalisation boursière inférieure à trois milliards de dollars, mais près du tiers (trente pour cent) sont au-dessus de sept milliards. La liste comprend à la fois des sociétés récentes issues de la technologie (Alphabet, Google, Facebook, Alibaba, Tesla, Oracle), mais aussi des noms plus anciens et parfois prestigieux (LVMH, Wendel, Roche, Samsung, L’Oréal, VW, Thyssenkrupp, Hermès). En effet 150 sociétés ont plus de 100 ans et onze ont même plus de 200 ans. 

Galaxies familiales

La forme d’organisation choisie pour le contrôle des sociétés appartenant à une même famille a une influence sur la gouvernance. Il existe ainsi des « galaxies » regroupant des entités de tailles et secteurs différents, où les « bonnes pratiques » identifiées par KPMG ne s’appliquent en réalité qu’au fleuron du groupe, les plus petites ou les plus faibles étant parfois vouées à la liquidation ou à la revente.

En France, l’Association Familiale Mulliez (AFM) composée de plusieurs centaines de membres (les estimations vont de 500 à 800) est actionnaire principal, majoritaire ou unique de quelque 130 sociétés (comme Auchan, Leroy-Merlin, Boulanger ou Decathlon) pour une valeur globale de 26 milliards d’euros, faisant d’elle la sixième fortune du pays selon le classement annuel du magazine Challenges. L’AFM est tout entière tournée vers le soutien à la marque-phare Auchan, en difficultés depuis plusieurs années. D’autres enseignes dans le domaine de l’habillement (Jules, Brice, Pimkie, Kiabi) ou de la restauration (Flunch) ont fait l’objet de sévères restructurations. Mi-mai 2020 l’enseigne d’ameublement Alinea (2 000 salariés, 26 magasins) a même été mise en situation de quasi-faillite, et en juillet 2020 l’AFM a lâché Phildar, mise en procédure de sauvegarde : or cette marque de laines à tricoter créée en 1946 par les Mulliez a été à l’origine de leur richesse et ce sont ses profits qui lui ont permis de créer Auchan en 1961 ! 

Georges Canto
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