Réaction à l’interview avec l’ancien directeur général de la CSSF, Jean Guill, parue le 28 juillet 2017

« Tenir la plume »

d'Lëtzebuerger Land du 11.08.2017

À l’article paru au Lëtzebuerger Land du 28 juillet 2017, qui reproduit un entretien entre le rédacteur Bernard Thomas et M. Jean Guill, ancien Directeur général de la CSSF, on tombe sur un encart, en caractères gras, où M. Guill dit : « Ce que je ne trouve vraiment pas bien, c’est que le ministère des Finances fasse écrire des projets de loi par des études d’avocats ou des firmes d’audit. Au cours des dernières années, cette pratique s’est malheureusement répandue ».

Dans l’entretien avec Jean Guill qui occupe toute la page 9 de cette édition du Lëtzebuerger Land, cette brève citation est mise en exergue par la rédaction à tel point qu’un lecteur un peu superficiel risque de ne pas pousser plus loin la lecture. Surtout, ce passage est ainsi sorti de son contexte où Jean Guill répond, entre autres, à l’observation de
M. Bernard Thomas, qu’« au Luxembourg, les frontières entre secteur financier et autorité de régulation ont toujours été très poreuses. À tel point qu’on ne peut pas vraiment parler de lobbying, mais plutôt de partenariat public-privé ». La réponse de Jean Guill, telle que rapportée ci-dessus, est précédée par un passage selon lequel « les frontières ne sont en effet pas aussi tranchées qu’on pourrait l’imaginer en théorie. C’est d’ailleurs une caractéristique de toutes les places financières. Le législateur et le régulateur ne travaillent pas dans le vide. Ils doivent connaître les exigences pratiques du secteur. » Et tout en disant « à mon avis, il est très important que ce soit le régulateur qui tienne la plume pour rédiger les projets de loi », M. Guill précise que cela devrait se faire « en tenant compte des observations et des idées apportées par les praticiens ». Par exemple, à propos du Comité pour l’amélioration de l’infrastructure de la place financière de Luxembourg, le « Codeplafi », aujourd’hui remplacé par le Haut comité de la place financière, M. Guill dit que cette institution, « où figuraient des représentants des études d’avocats, des banques et des fonds, préparait les textes de loi ensemble avec les fonctionnaires de la CSSF ou de l’Institut monétaire luxembourgeois qui en assuraient la présidence et le secrétariat ».

Le soussigné, membre de ce Comité dès sa création et plus tard pendant des années membre du Haut comité, a gardé, lui aussi, un excellent souvenir du travail en commun entre les représentants du secteur public et ceux du secteur privé. Au-delà de toute polémique entre les mérites respectifs du secteur public par rapport au secteur privé, la vraie question est, en toute simplicité et objectivité, de savoir qui est le mieux placé pour la préparation de textes législatifs.

Dans sa réponse au Lëtzebuerger Land et déjà dans sa préface au Rapport annuel 2013 de la CSSF, Jean Guill emploie les termes « tenir la plume » pour la rédaction des lois, une tâche qu’il réclame pour le secteur public et, en particulier, pour le régulateur. Or tout dépend de ce qu’il fait entendre par « tenir la plume ».

En dernière instance, c’est nécessairement le gouvernement qui « tient la plume » pour le dépôt d’un projet de loi auprès de la Chambre des députés. Mais la rédaction d’un projet de loi commence, bien avant, par la première ébauche, conduisant à un avant-projet, le tout en passant par des discussions en comité.

La préparation d’une loi est un exercice à la fois difficile et passionnant, puisque, à partir de la matière brute des faits, il s’agit de créer un cadre tout en prévoyant à l’avance les avantages et les inconvénients de la solution retenue.

À juste titre, à la question de M. Thomas : « Le législateur a donc toujours un retard à l’allumage ? », Jean Guill répond : « Forcément, car on ne saurait réglementer ce qui n’existe pas encore. Une innovation financière, tout comme une crise, produit une demande de protection et de sécurité juridique qui peut émaner des clients ou des acteurs de la place financière ». Ce n’est là qu’une confirmation de la vieille constatation, bien connue en doctrine, selon laquelle « le code est en retard sur les faits ». À ce titre déjà, les « praticiens », parmi lesquels, n’en déplaise à M. Thomas, les « Wirtschaftsanwälte » qu’il prend en grippe dans d’autres de ses articles, ont une longueur d’avance inévitable sur le régulateur.

D’autre part, il y a une différence d’esprit et d’approche entre ceux qui pratiquent les affaires et ceux qui les contrôlent. Dès lors, les premières ébauches d’un projet de loi ou d’un règlement sur une matière nouvelle viennent, là encore tout naturellement, de ceux qui sont mieux informés à ce stade. Et je me permets de penser, au terme d’une longue expérience, qu’en tout cas là où l’innovation joue un rôle essentiel sur le plan juridique, les avocats sont bien placés à ce stade de « la plume », souvent mieux que les services, y compris juridiques, du régulateur, qui, par contre, seront, eux, en première place pour la rédaction de ce qui a trait au contrôle.

Enfin, dans certains domaines l’administration n’est pas neutre : c’est souvent le cas pour le fisc. N’a-t-on pas pu constater récemment que certains textes préparés par les administrations fiscales se sont trouvés en conflit avec des droits légitimes du contribuable voire avec les droits de l’homme, à tel point que les critiques des praticiens ont reçu l’appui, à propos de ces projets de loi, du Conseil d’État par des oppositions formelles. Et dans le secteur financier, c’est le Conseil d’État qui, en ce qui concerne les sanctions administratives, a dû rappeler dans ses avis que le respect de la Convention européenne des droits de l’homme exige que les recours devant la juridiction administrative soient de pleine juridiction et non seulement d’annulation.

Certes, il peut y avoir des excès dans le rôle réservé par le secteur public au secteur privé : il semble que tel ait été le cas récemment à propos du projet de loi sur le bail commercial où, a-t-on dit, le gouvernement, sans autre examen de fond, aurait littéralement repris le texte préparé par l’avocat de l’une des organisations directement intéressées. Mais ce faux-pas n’a pas manqué d’être dénoncé et corrigé par des amendements significatifs au projet.

Le soussigné se permet de penser que là où, selon M. Guill, le ministère des Finances demande à une étude d’avocats ou une firme d’audit de préparer une première ébauche de projet de loi, il s’agit de textes comportant, entre autres sur le plan européen, une grande technicité et où la collaboration des praticiens, premiers en contact avec la matière, est très utile, sans pour autant exclure l’examen à fond par les juristes du ministère et, selon la matière, du régulateur.

Mais encore, plus généralement, qu’y a-t-il de mal, dès lors que notre pays fait souvent face à des défis de compétence, à faire appel aux ressources disponibles, y compris dans le secteur privé, là où l’on constate que l’État ne peut pas tout faire à la fois ?

André Elvinger est avocat à la Cour et un des fondateurs de Elvinger & Hoss

André Elvinger
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