Sans préavis et sans explication, le gouvernement indien vient de proscrire l’accès des internautes à Wayback Machine, site à l’adresse archive.org/web qui garde en mémoire quelque 300 millions de pages web et permet de retrouver des contenus mis en ligne sur la toile et effacés depuis. Dans un premier temps, faute de détails sur cette initiative saugrenue, on en a été réduit aux conjectures quant aux motivations de ce blocage. L’instruction a été donnée aux fournisseurs d’accès par le Département indien des télécommunications. India Today relève que contrairement aux sites pornographiques, de torrents ou de partage de fichiers que le gouvernement indien s’emploie à rendre inaccessibles, Wayback Machine n’enfreint aucune loi et remplit une utilité sociale évidente. La censure a été mise en place de manière inégale, certaines régions perdant l’accès au site, d’autres le conservant. Les administrateurs de Wayback Machine disent s’être adressés au ministère et au département des Télécommunications indiens pour obtenir des explications, mais n’avoir obtenu aucune réponse. « Évidemment, nous sommes déçus et préoccupés par cette situation et très impatients de comprendre pourquoi cela arrive et de voir un accès total à archive.org restauré », ont-ils dit.
India Today note qu’avec cette censure il sera « plus difficile pour les Indiens d’attraper les menteurs sur le Net ». L’Inde compte aujourd’hui quelque 462 millions d’internautes, sur une population de 1,3 milliard, soit la deuxième communauté nationale d’internautes après les Chinois. Cette décision « peut même porter un coup aux efforts de l’Inde pour se débarrasser de la corruption, de l’hypocrisie et va probablement rendre certaines entités du gouvernement indien moins enclins à rendre des comptes », avance le journal.
Selon la BBC, plutôt que de basses machinations politiques, c’est de partage illégal de fichiers qu’il s’agit : deux entreprises de Bollywood auraient obtenu des injonctions de blocage portant sur quelque 2 650 sites, parmi lesquels une majorité de sites de partage mais aussi Wayback Machine. La BBC nomme Prakash Jah Productions, à l’origine de la comédie Lipstick Under My Burkha et Red Chillies Entertainment, connu pour la romance Jab Harry Met Sejal, comme ayant requis cette censure pour empêcher la diffusion de copies pirates de leurs films.
Nous voilà rassurés, le gouvernement indien n’en est pas encore à mettre en cause le droit du public à consulter des promesses passées des administrations et politiciens et à faciliter délibérément la réécriture de l’histoire. Il ne s’agit « que » de détenteurs de droits ayant eu la main lourde au moment de requérir la censure de sites piratant leurs films. Au moins cet épisode aura-t-il servi à mettre en évidence la grande utilité sociale de Wayback Machine, qui s’était pourtant déjà retrouvé de manière indue dans la nasse d’une razzia menée en 2014 par le gouvernement indien contre les sites de propagande jihadiste.
Créée en 2001, croissant désormais de quelque 100 terabytes de données par mois ramenées par ses robots qui chalutent inlassablement le web, cette mémoire vivante du Net revêt une importance croissante dans notre angoissant environnement « post-vérité ». C’est une copie sur Wayback Machine d’un post du leader séparatiste rebelle en Ukraine Igor Girkin qui a permis d’établir qu’il s’était vanté que ses troupes avaient abattu un avion identifié comme appartenant à l’armée ukrainienne – avant que l’on ne découvre qu’il s’agissait d’un appareil civil de la Malaysian Airlines. Par la suite, Girkin avait effacé son post et mis l’attaque sur le compte des militaires ukrainiens.