Architecture industrielle

Une maison pour la machine

d'Lëtzebuerger Land du 27.12.2001

« Vous savez, nous ne sommes pas une banque. Elles, leur métier c'est de travailler avec l'argent, donc elles doivent le montrer, aussi dans leurs sièges. » Francis Buck lance ce qui sonne comme une boutade au coin d'une porte mais n'en pense pas moins : « Nous, ici, nous sommes dans l'industrie, c'est tout à fait autre chose ! »  Ancien directeur de TrefilArbed à la retraite, Francis Buck gérait le chantier du nouveau bâtiment de l'imprimerie Victor Buck à Leudelange, entreprise familiale fondée en 1852 et dirigée aujourd'hui par son fils, Nicolas Buck. Donc, pour le maître de l'ouvrage, le mot d'ordre était : de la fonctionnalité avant toute chose. 

À l'étroit dans l'ancien bâtiment à Gasperich, l'imprimerie de la Cour avait posé deux prémisses difficiles : un délai de construction très bref (le chantier dura huit mois seulement) et une halle d'imprimerie spacieuse qui permette l'installation de machines souvent volumineuses. « Personnellement, j'aurais aussi pu me satisfaire d'un seul architecte auquel on aurait passé commande, se souvient encore Francis Buck, mais mon fils a insisté qu'on fasse un concours avec plusieurs bureaux d'architecture afin d'avoir le choix. Finalement, il a eu raison. » Ce sont aussi de tels changements de mentalité des maîtres d'ouvrage, de plus en plus conscients de l'importance de la qualité de l'architecture, qui doivent faire plaisir à la Fondation de l'architecture et de l'ingénierie, association sans but lucratif constituée surtout de professionnels engagés dans la promotion de l'architecture. 

Le 14 décembre, la Fondation a attribué le troisième Prix luxembourgeois d'architecture, prix qui, tous les trois ans, doit valoriser l'architecture actuelle de qualité. Parmi la quarantaine de constructions réalisées ces trois dernières années - et ce dans tous les styles et tailles de projets, de la maison unifamiliale au bâtiment administratif - qui lui furent soumises, le jury, composé de Marianne Burkhalter, Aristide Gambucci, Andreas Hild, André Simoncini et Isabelle van Driessche, en a retenu six, qui sont toutes exposées et font l'objet d'une publication. Parmi ces six ouvrages, trois furent primés - symboliquement s'entend.

Or, si les deux projets du bureau luxembourgeois Witry [&] Witry - une salle d'adieu à Cruchten (primé) et l'extension d'une maison d'habitation à Senningerberg (sélectionné) ­, le Centre des arts pluriels à Ettelbruck par Jonas [&] Meyers (sélectionné) ou encore le bâtiment administratif de la Hypo-Vereinsbank à Kirchberg par le bureau suisse Atelier 5 (primé) font partie des quatre grands domaines reconnus par un large public comme digne d'intérêt architectural - la religion, la banque, l'habitat privé, la culture ­, le plus marquant de cette édition est l'intérêt accordé à deux bâtiments industriels. L'imprimerie Victor Buck construite par Rodolphe Mertens en association momentanée avec Nico Steinmetz a été sélectionnée, alors que, plus remarquable encore, la Centrale de cogénération de l'architecte Paul Bretz au Kirchberg a, elle, même été primée.

« C'est avant tout un bâtiment pour une machine, explique, simplement, Paul Bretz. Avant de commencer les premiers plans, nous nous sommes d'abord demandés : qu'est- ce donc qu'une telle centrale de cogénération force-chaleur ? En fait, il s'agit avant tout d'un flux d'énergie, qui se traduit par quatre modules abritant chacun une chaudière et deux moteurs et se terminant par une grande cheminée chacun. Dès le début, je voulais absolument parler une langue claire : c'est un bâtiment industriel ? Et bien, montrons-le ainsi, ne tentons pas de cacher sa fonction ! » Dès le début, le Fonds d'urbanisation et d'aménagement du Kirchberg aurait été enthousiaste de cette honnêteté, se souvient Paul Bretz, probablement aussi parce que le Fonds veut promouvoir son image de bon gestionnaire d'énergie : une fois qu'elle aura atteint sa puissance maximale de 80 MW, la centrale pourra alimenter tout le plateau du Kirchberg en énergie. Dans le rapport annuel 1999 du Fonds, on lit même qu'il ne cédera plus ses terrains pour les constructions futures qu'« à la condition expresse qu'elles soient raccordées à cette centrale de cogénération force-chaleur ». Le maître d'ouvrage toutefois en est la Ville de Luxembourg, le bâtiment administratif adjacent est destiné à l'exploitant LuxEnergie.

Lors de la remise du Prix de l'architecture au Musée d'Histoire de la Ville de Luxembourg - où une belle exposition permet de voir tous les projets sélectionnés - Michel Petit, le président de la Fondation, compara le bâtiment de Paul Bretz à une pièce de musique de Bach, de par sa rigueur et sa conception mathématique. Dans une petite publication que la Fondation consacra en 1998 déjà à Paul Bretz, son collègue grec Dimitri Tenezakis le qualifia d'« architecte sans rhétorique », avant de continuer : « Ses travaux ne racontent pas d'histoire, ne font pas de commentaires picturaux ou sociologiques. Leur logique interne est régie par une recherche sur des questions fondamentales. » Cela s'applique sans aucun doute aussi au bâtiment primé dans sa superbe simplicité géométrique.

Pour preuve de sa rigueur : l'incompréhension, voire l'agacement de certains passants s'improvisant auteurs de lettres à la rédaction offusquées dès que le bâtiment fut visible, l'accusant d'être trop massif, trop voyant, ou encore de masquer la splendeur du Centre culturel et sportif en construction juste à côté. Paul Bretz se défend de se reproche : tout le quartier aux alentours du Centre culturel et sportif de Roger Taillibert aux formes organiques, avec ses trois coques si marquantes, sera urbanisé : un parking sous-terrain avec 400 places sous l'espace de plein-air, puis un bâtiment d'angle sur trois étages au croisement de l'avenue J.-F. Kennedy et de la rue Erasme sont encore prévus. Pour Paul Bretz, ce n'est qu'une fois ce front urbain entièrement terminé qu'on pourra définitivement juger le bâtiment de la centrale de cogénération. S'il est vrai que les véritables qualités de l'architecture ne se lisent jamais que dans le contexte, celles de ce bâtiment industriel sont déjà indéniables.

Elle se situent aussi dans la perfection de l'exécution. « Le prix m'a fait particulièrement plaisir parce qu'il a aussi récompensé toutes les entreprises que nous avons tellement fait travailler jusqu'à ce que le résultat soit satisfaisant ! » estime l'architecte. Ainsi, les éléments en béton ont été coulés sur place, pas d'éléments industriels, mais un coffrage sur mesure. «Si on utilise autant de béton brut, insiste Paul Bretz, il faut vraiment le réussir ! » Après avoir réalisé le Cargocenter de Luxair au Findel au début des années 1990, il constate avec satisfaction que l'architecture industrielle gagne en qualité, aussi au Luxembourg, « c'est important, car cette architecture-là joue un rôle non-négligeable dans le tissu urbain ! »

« Avant de se pencher sur la table à dessin, le domaine de l'imprimerie représentait pour nous un métier quelque peu désuet et éloigné de l'industrie moderne, » se rappellent, dans la publication du Prix de l'architecture, Nico Steinmetz et Rodolphe Mertens, architectes de l'imprimerie Victor Buck. Toutefois, après avoir analysé les processus de fabrication, les flux du produit et la circulation des gens - personnel ou clients - dans le bâtiment, ils se rendirent compte de la haute technicité de l'imprimerie moderne. Et imaginèrent une division stricte mais fluide entre les deux grandes sections de l'entreprise : les « cols blancs » c'est-à-dire le personnel administratif, la saisie, la production sur support électronique d'un côté, et les « cols bleus », les ouvriers produisant littéralement les imprimés de l'autre. Mais cette halle des machines, construite sans aucun appui pour une surface de 45 fois 85 mètres, n'est pas entièrement coupée du reste de l'entreprise, bien au contraire : tout son côté nord est ouvert par une grande verrière donnant sur le couloir central. Par cet axe passent quasi toutes les circulations de personnes : les clients pour monter dans les salles de réception ou de réunion, le personnel pour monter ou descendre d'un étage, ou pour aller prendre un café dans la cafétéria avec vue sur le processus d'impression.

Profitant de l'exposition nord d'une des quatre grande façades - donc, pas de soleil direct sur les écrans ­, les architectes l'ont complètement ouverte sur toute la largeur avec une verrière aux allures modernistes - on dirait un hommage à Le Corbusier. Cette lumière naturelle ainsi gagnée est ensuite valorisée dans tout le bâtiment, par d'autres verrières parallèles, s'ouvrant à chaque fois soit sur un couloir soit sur le généreux hall d'accueil. Ainsi - sauf désir d'intimité à réaliser à l'aide de stores - le bâtiment ne cache ni les quelque 150 personnes qui y travaillent, ni les machines industrielles qui en constituent la moelle épinière. 

« Nous avons choisi de montrer les machines, explique Rodolphe Mertens sur place. Dès le hall d'entrée, nous voulions donner un aperçu sur toute la transparence, toute la limpidité de l'organisation. On doit avoir plaisir à travailler dans ces locaux. » Cette convivialité voulue se traduit tantôt par un déjeuner de Noël offert à tous les employés de la boîte, cadeaux tirés au sort à la clé, tantôt par l'accueil de la très branchée élection de Miss Spidergirl 2001 par mké, histoire de montrer la vénérable entreprise à un public plus jeune. Outre le bois et le verre, qui sont ici les matériaux marquants, on retrouvera le béton, si cher aussi à Paul Bretz. Et comme pour la centrale du Kirchberg, une grande importance fut accordée à sa qualité.

Alors que de nombreux bâtiments en brique rouge de l'Arbed à Dommeldange sont actuellement démolis pour faire place à une reconversion de cette friche industrielle, que le dernier haut-fourneau, la salle des soufflantes et autres dinosaures du temps de l'industrie lourde attendent une nouvelle utilisation ou une simple restauration en tant que monuments, cette nouvelle fierté des bâtiments industriels, où est réellement produit quelque chose, fait tout simplement plaisir à voir. C'est aussi un signal de la part du jury du Prix de l'architecture. Si on pouvait dire adieu aux tristes halles préfabriquées qui longent nos zones industrielles et pôles de développement…

 

 

L'exposition avec tous les projets sélectionnés ou primés du troisième Prix luxembourgeois d'architecture au Musée d'histoire de la Ville de Luxembourg dure jusqu'au 24 février 2002 ; ouvert du mardi au dimanche de 10 à 18 heures, jeudi nocturne jusqu'à 20 heures ; fermé mardi. On trouvera plus d'information sur la Fondation de l'architecture et de l'ingénierie sur Internet sous www.fondarch.lu.

 

 

 

 

josée hansen
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