Remarquable discrétion André Elvinger est parti comme il a vécu : dans une relative discrétion, une discrétion inversement proportionnelle au poids qu’il pesait dans chacun des espaces qu’il occupait. D’un point de vue symbolique au moins. Une poignée de faire-parts parus dans le Wort cette semaine, ont informé du décès le 30 avril, à 93 ans, de l’ancien bâtonnier (1986-1987) et administrateur de sociétés, ainsi que de ses obsèques, « en toute intimité ». Les collaborateurs du cabinet Elvinger Hoss Prussen, qu’il a confondé en 1964, s’inclinent « avec émotion devant la mémoire de celui qui fut leur guide », lit-on. La disparition est passée inaperçue dans la presse nationale. André Elvinger aimait, lui, honorer le souvenir de ceux qui avaient compté pour lui, à commencer par son cousin Paul Elvinger, ancien avocat puis homme politique. Dans l’ouvrage qu’il lui a consacré en 2018, distribué dans le cercle professionnel et familial, ce fils du chef de la gare de Kayl (son lieu de naissance le 17 mars 1929) raconte celui qui l’a accueilli dans son cabinet après sa prestation de serment en 1953. André Elvinger avait poursuivi des études secondaires à l’Athénée puis de droit à Grenoble et à Paris. Après un stage auprès des Nations Unies à New York, André Elvinger a testé ses compétences en droit à l’étude de Paul Elvinger.
À cette époque, l’avocat était essentiellement un plaideur, écrit André Elvinger dans son ouvrage-hommage. Il se voyait comme le « successeur professionnel » de son « patron de stage exceptionnel ». Car celui-ci n’avait pas eu d’enfant avec son épouse Jeanne. Comme si la transmission d’une étude se faisait naturellement d’une génération à l’autre au sein de la même famille. « Paul n’hésitait pas à me donner des conseils d’ordre privé, vestimentaires par exemple, un domaine où j’étais resté un peu rustique », se souvient André. « Bien sûr, le cousin fut introduit chez tous les clients », narre-t-il encore au sujet du lien avec son tuteur de Walfer.
Probablement affecté par le conflit mondial et la déportation de son cousin, André Elvinger a vite compris les intérêts d’un rapprochement des nations par leurs intérêts économiques partagés et a, dans les années 1950, tenté l’expérience de la fonction publique internationale en tant qu’adjoint du chef du cabinet d’Albert Wehrer, membre de la Haute autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, ancêtre de l’UE. « Eng Plaaz am Schumans Plang, le nec plus ultra, avec une rémunération très supérieure, à cette époque, à celle des fonctionnaires luxembourgeois », se réjouissait-il. Grâce à une recommandation du cousin Paul, il avait pris ses fonctions dans les anciens locaux de la CFL sur la place de Metz. Pour quelques mois seulement. André Elvinger a été refroidi par la lourdeur administrative et le fait qu’il n’en était qu’un rouage quasiment insignifiant. Il est donc revenu à l’étude de son cousin.
Dynastie professionnelle Mais en 1959, Paul Elvinger a été élu à la Chambre, puis immédiatement nommé ministre de la Justice et des Affaires économiques, dans le gouvernement de Pierre Werner. Devenu patron de l’étude, André Elvinger a quitté son petit bureau du boulevard Joseph II pour s’installer rue des Bains, dans une maison appartenant à la belle-famille du constitutionnaliste Alex Bonn. En 1964, André Elvinger et Jean Hoss ont fondé le cabinet portant leurs noms. Yves Prussen, une génération en-dessous, les a rejoints en 1974. « It was the first partnership not to operate as a single family business which at the time was unique », lit-on aujourd’hui sur le site de l’étude. La direction de la firme assume moins l’aspect familial d’EHP que le père fondateur. Dans les cabinets américains et britanniques, on évite que les enfants des associés intègrent la firme pour ménager les susceptibilités des autres et préserver les apparences de méritocratie. Face au Land, André Elvinger réagissait vivement: « Si nous excluions nos enfants, ce serait une discrimination à rebours. La famille ce n’est quand même pas la peste ; Dat ass dach keng Onéier ! » (d’Land, 16.05.2014). Dans un échange mercredi, l’associé Pit Reckinger (époux de la managing partner Manou Hoss) relativise: « Les descendants des trois fondateurs et le fondateur en exercice ne représentent ensemble qu’environ vingt pour cent des associés. » Le cabinet en compte 45 pour 400 collaborateurs et est à ce titre le deuxième cabinet juridique du pays, derrière Arendt & Medernach. Mais chez EHP, on ne veut pas se diffuser l’idée que la gouvernance échappe aux instances de direction officielle via les canaux familiaux. Trois des cinq enfants d’André sont associés de l’étude: Marc, l’avocat philanthrope, Pierre, spécialiste du droit du travail, et Jacques, l’expert des fonds d’investissement.
Cabinet de la notabilité De ses relations privilégiées avec son cousin et mentor, André Elvinger a aussi compris l’intérêt du carnet d’adresses international. Avec son conseiller Alphonse Schwinnen, Paul Elvinger avait fait le tour des États-Unis et ramené dans ses cartons des entreprises américaines comme les chimistes Dupont de Nemours (à Contern) et Monsanto (à Echternach), ou encore Commercial Hydraulics (dorénavant Astron, à Diekirch). Plusieurs d’entre elles sont devenues clientes d’EHP. En 2016, l’ancien ministre des Finances et président de la BIL (ainsi que de l’éditeur du Wort), Luc Frieden (CSV) a rejoint la place Winston Churchill et sa tour Elvinger Hoss. Un autre chrétien-social est aussi associé, le député Léon Gloden. Et le cabinet fondé par un proche des libéraux a aussi accueilli dans ses rangs un député socialiste en la personne de Franz Fayot. Mais à l’étude, nous explique un collaborateur, on ne fait pas de politique. Il est plutôt question d’ancrage dans la notabilité locale. Et au fond, l’intérêt commercial réside précisément dans l’élargissement de la sphère d’influence.
Depuis la prestation de serment d’André Elvinger, le centre juridico-judiciaire a changé d’ère. Largement d’ailleurs sous son influence. Après son passage dans la fonction publique internationale, André Elvinger avait renoué avec son quotidien d’avocat plaideur, « heureux de retrouver le vieux Palais de justice, ses sales d’audience vétustes, la petite bibliothèque des avocats, enfumée par Ernest Arendt et Max Baden ». Mais dans les années 1960, André Elvinger a forcé la conversion de l’étude spécialisée, comme toutes, dans le contentieux en cabinet d’avocats d’affaires. André Elvinger figure parmi les Artisans de l’industrie financière, identifiés par Laurent Moyse, Claude Meiers et Michel Maquil en 2014. Parmi ceux qui ont érigé, brique par brique, le centre financier local, André Elvinger apparaît comme l’avocat besogneux, bricoleur et ingénieux, à l’origine de l’industrialisation des fonds de placement luxembourgeois. Il laissait d’ailleurs à un autre, l’avocat Bernard Delvaux, la paternité de l’astuce juridique contournant le principe selon lequel nul n’est tenu de rester dans une indivision, tout en préservant l’intégrité du fonds en tant que tel. Le premier fonds du genre au Luxembourg, Eurunion, remonte à 1959. André Elvinger n’a pas participé à sa création. Il a en revanche envoyé sur orbite les suivants dès 1960, racontent les auteurs des Artisans de la place financière. André Elvinger a piloté la création de l’US Trust Investment Fund, « le premier fonds à utiliser la structure d’une société anonyme ».
Centre de fonds L’avocat avait bricolé un montage avec une filiale de la société anonyme qui rachetait les actions des souscripteurs sur le départ. Les promoteurs américains voulaient essentiellement investir en actions US mais souhaitaient éviter que l’Oncle Sam ne taxe les avoirs. L’avantage majeur du Luxembourg était la faible imposition sur les fonds. Seule existait une taxe d’abonnement de 0,6 pour cent, une pratique copiée sur la taxation des holdings. André Elvinger a donc opéré un bricolage avec les primes d’émission pour contourner l’impossibilité de toucher au capital et aux réserves. « La question était de savoir si une telle structure (…) ne pouvait pas être considérée comme un abus de droit », témoignait André Elvinger. L’idée a été soumise au régulateur, le commissaire au contrôle des banques, Albert Dondelinger. « Il l’a approuvée. » L’industrie des fonds et le sentiment de sécurité juridique associée ont grandi sur le terreau fertile d’une juridiction aux chemins courts et des astuces d’un pragmatisme paysan, une base légale trouvée dans le code civil sur la liberté contractuelle et sur les contrats de dépôt et de mandat. « Nous avons réussi à convaincre les Japonais qui dirigeaient alors les grandes institutions financières Nomura, Daiwa ou Nikko », explique André Elvinger auprès de Laurent Moyse & co. Après l’effondrement en 1970 des fonds pourris d’Investors Overseas Services commercialisés (pour une partie significative) depuis le Grand-Duché, un groupe de travail dirigé par le directeur de l’Institut monétaire luxembourgeois (en charge de la supervision du marché financier) Jean-Nicolas Schaus avait réuni les avocats André Elvinger, Jacques Loesch et Ernest Arendt pour rédiger « à la hâte » un arrêté grand-ducal pour encadrer la liquidation des fonds. Il a précédé la loi de 1983 et s’inspirait déjà de la proposition de directive OPCVM (organisme de placement collectif en valeurs mobilières) de 1972. Quand le Conseil européen l’a finalement adoptée en 1985, le texte a été immédiatement transposé et le pays confirmait son avantage compétitif pour distribuer ces produits financiers sur le Vieux Continent.
André Elvinger souligne la bonne coopération avec le régulateur, avec le gouvernement et avec les banquiers. « Cela s’est fait sans génie mais grâce à la volonté de personnes qui montraient de l’intérêt et travaillaient beaucoup », explique-t-il lors d’entretiens avec les auteurs des Artisans de la place financière. Notons au passage qu’André Elvinger trouvait naturel que la proposition législative émane des praticiens, lesquels avaient, selon l’avocat, toute légitimité pour rédiger le projet de loi. Le législateur assume, lui, la responsabilité du texte en le votant, quitte à l’amender au préalable. « Je me permets de penser, au terme d’une longue expérience, qu’en tout cas là où l’innovation joue un rôle essentiel sur le plan juridique, les avocats sont bien placés à ce stade de ‘la plume’, souvent mieux que les services du régulateur. (d’Land, 11.08.2017) » Avec un peu de recul, Laurent Moyse explique qu’André Elvinger a posé les fondations « de quelque chose de colossal sans nécessairement s’en rendre compte » sur le moment. EHP a évidemment profité de l’élan. En 2021 selon la rapport Monterey Insight, le cabinet a conseillé 4 000 fonds d’investissement représentant ensemble, avec 2 000 milliards de dollars, 35 pour cent de la valeur des actifs logés dans des véhicules luxembourgeois.
Avec la financiarisation de l’économie nationale et pour encadrer les transactions internationales était née « une nouvelle race d’avocats » et le bâtonnier André Elvinger a, en 1987, soumis au ministre de la Justice une révision du cadre légal de la profession pour installer sur un pied d’égalité les avocats conseillers juridiques des groupes internationaux. Pour autant, l’avocat qui a servi l’optimisation fiscale des multinationales s’est impliqué dans le développement des champions nationaux. André Elvinger a participé à la création en 1992 de BIL participations (qui deviendra Luxempart), un fonds investissant dans les champions nationaux tels que SES ou RTL.
Luxemburgensia André Elvinger a souvent pris la plume pour partager son opinion sur des faits de société. Dans le Land en 1997, en sa qualité de président de l’association Les amis des musées d’art et d’histoire, il a par exemple réagi à une critique de son confrère Alex Bonn qui s’inquiétait du non-recours au référendum pour la construction du Musée d’art moderne Grand-Duc Jean.« Il faut certes craindre que les amis des musées seront toujours plus rares que les amateurs du football, de la pêche sportive ou des salons automobiles, voire des grands ténors dans les stades. Sans doute ceux qui resteront devant leur télévision seront-ils plus nombreux que ceux qui prendront le chemin des Trois Glands », prévoyait André Elvinger (d’Land, 23 mai 1997). Mais c’est au sein de l’institut Grand-Ducal que l’avocat a assumé un certain statut d’intellectuel. Ancien président de sa section des sciences politiques et morales (2004-2014), il en reste le principal contributeur avec 18 articles. Outre le tiers de nécrologies produites ces dernières années par ce témoin des temps, figurent des analyses juridico-financières. « André prenait particulièrement plaisir à accepter les défis auxquels il pouvait mesurer son intellect hors du commun pour innover sans cesse et trouver solution aux problèmes les plus complexes. Il était empreint d’un profond humanisme et d’une grande générosité surtout à l’égard de toutes celles et de tous ceux qu’il a formés et guidés. Il avait – malgré des opinions personnelles fortes – un indéfectible respect pour la liberté individuelle de chacun », partage aujourd’hui Pit Reckinger (qui accèdera au deuxième semestre à la fonction de bâtonnier). André Elvinger a se déplaçait au cabinet il y a encore quelques mois. Il figurait encore en début de semaine sur le registre du Barreau. « C’est le genre à vouloir mourir sur scène », confie un proche.