Everyday(s)

The transfiguration of the commonplace

d'Lëtzebuerger Land du 18.02.2010

Il n’y aura probablement pas de meilleur moment pour regarder les saynètes filmées de Valérie Mréjen que le soir du vernissage. La mise en abyme voulue par l’artiste ne peut fonctionner mieux que lorsque la réalité et la fiction coïncident à tel point. Les dialogues de sourds des visiteurs d’un vernissage – genre : « Ça va ? – Oui – Tu as des projets ? – Oui. – Moi aussi. Je vais faire le tour, je n’ai rien vu encore. » – correspondaient exactement au type de conversations qu’on peut avoir à ce genre d’occasions. L’exposition Everyday(s) actuellement au Casino se consacre donc au traitement du quotidien par les artistes, au regard qu’ils portent à la banalité de la vie de tous les jours – un des thèmes éternels de l’art, surtout au XXe siècle, des ready made de Duchamp aux Brillo Boxes de Warhol. Et un sujet récurrent dans le circuit de l’art contemporain en ce moment, voir la dernière biennale de Lyon, intitulée Le spectacle du quotidien.

An Schiltz et Fabienne Bernardini, les commissaires de l’exposition, viennent d’horizons très différents. La première, anthropologue et cinéaste (Stam – Nous restons là, avec Charlotte Grégoire, Samsa, 2007), a coordonné les projets roumains de Luxembourg 2007. La deuxième, après des études d’architecture, a rejoint l’équipe du Casino Luxembourg, où elle se fit d’abord remarquer par ses programmations musicales pointues, avant de devenir responsable du service des publics, en charge, notamment, de l’Art workshop. Amies, les deux jeunes femmes ont proposé le thème dès 2007 à Enrico Lunghi – et elles ont eu carte blanche. Les œuvres retenues de 18 artistes ou binômes d’artistes sont extrêmement éclectiques, pas toutes de la même qualité, assez mondialisées et feront peut-être naître un déjà-vu chez le visiteur assidu des grandes expositions d’art contemporain du circuit (biennales de Venise ou de Lyon, les principales expositions de Paris à Bruxelles), mais la principale qualité d’Everyday(s) est sa légèreté, son côté ludique et expérimental, qui renoue avec les premières années du Casino. C’est peut-être un avenir possible du « forum d’art contemporain » face au Mudam et au Centre Pompidou Metz : celui d’un lieu d’expérimentations, de recherches et de jeux avec l’art contemporain.

Il s’agit probablement aussi d’une belle entrée en matière qui permet aux non-initiés à l’art contemporain d’y retrouver des codes et vocabulaires de leur quotidien – Slavoj Žižek doit bien une partie de sa célébrité pop à sa métaphore sur les installations sanitaires. Au Casino, Kitchen, la cuisine transportable 2001-2010 de Christine Dupuis et Thorsten Baensch, installation haute en couleurs mais somme toute assez banale, faite d’une table d’hôte, de recettes et de décorations et ustensiles de cuisine accueille le visiteur dans le hall d’entrée. Cela devrait plaire aux consommateurs assidus de livres de cuisine que sont les Luxem­bourgeois. Dans le même ordre d’idées de l’environnement privé, qui se transforme par un petit glissement en un paysage absurde mais poétique, les Espagnols David Bestué et Marc Vives proposent des Acciones en casa dans un film désopilant. Leurs propositions transfigurent effectivement la banalité et transforment un tas de vaisselle sale en fontaine à eau, le grillage d’une porte en râpe à fromage, une prise électrique en graisse à frire... Farfelus ou potaches, surréalistes ou poétiques, ils se réapproprient leur quotidien ennuyeux. Et nous encouragent à en faire autant.

Pour échapper à leur triste quotidien, les COSPlayers de Cao Fei, adolescents désœuvrés et ternes, se transforment en superhéros qui conquièrent leur cité de Guangzhou, mégalopole au Sud de la Chine, où leurs costumes de science-fiction se démarquent du béton environnant. Pour comprendre son quotidien, pour mieux le contrôler aussi, Danica Phelps consigne ses moindres faits et gestes, la plus petite dépense ou rentrée d’argent, dans des tableaux méticuleusement dessinés au crayon et muni de codifications en couleurs, affichés dans le grand couloir au premier étage du Casino.

Documenter le temps qui passe, comme pour l’arrêter, est l’ambition des deux photographes luxembourgeois Bruno Baltzer et Christian Mosar. Le premier a, lors de ses vacances au domaine familial en Provence, pris une série de seize photographies de son père, 79 ans et atteint de la maladie d’Alzheimer. Le père pose toujours au même endroit, dans un coin de la piscine, dos à l’objectif – au fur et à mesure, la piscine se remplit d’eau, qui monte peu à peu jusqu’au cou du père. La gloire de mon père est une série touchante, une tentative de retenir quelque chose de ce père qui est en train de se perdre, qui évite le pathos. Christian Mosar, quant à lui, présente deux diptyques issus de sa recherche sur le portrait. Ses femmes Sans titre sont photographiées sans fard, sans vouloir les embellir, avec une certaine distance objective – c’est ce qui leur donne force et dignité. Les deux approches peuvent aussi être lues comme un grand tempus edax rerum, le temps détruit tout.

Les deux œuvres les plus marquantes de Everyday(s) sont sans conteste Bus de Carmit Gil : un squelette de main courante issu de l’intérieur d’un bus, qu’il appelle un « fantôme architectural ». Ce que tout le monde reconnaît d’office comme un élément banal des transports en commun auquel il ne prête pas plus attention que cela, devient vite synonyme de peur d’actes terroristes lorsqu’on lit que l’artiste est d’origine israélienne. Ce qui ressemblait à un geste minimaliste, une structure à la limite du formalisme, devient ainsi une œuvre politique. Plus loin, les constructions miniatures de Takahiro Iwasaki, qui se développent avec les fils de pullovers, serviettes en éponge et autres textiles qui ont l’air d’avoir été négligemment jetés là, font naître tout un monde féerique de constructions architecturales à l’échelle du nano. On peut y voir une allusion au recyclage, à l’histoire qui sert de terreau à l’avenir ...Ou simplement un univers poétique qui fait sourire et fascine.

D’autres œuvres restent du domaine du clin d’œil (le livre Sex de Claude Closky, les photos de Jiri Thyn ou l’installation Prozac Garden de Pier Stockholm). Parfois, elles débordent sur la militance politique hardcore un peu inattendue (bien que tout soit, évidemment, politique), comme Christophe Büchel qui présente une émission de télévision palestinienne pour endoctriner les enfants à la lutte terroriste et le film Kuca (Home) d’Adrijana Stojkovic, thématisant la promiscuité et la banalité dans les camps de réfugiés (ici : en Bosnie-Herzégovine). Soit ses deux travaux en disent trop, soit pas assez.

Paula Mueller est la seule artiste à s’être vue offrir une commande : elle a eu carte blanche pour une peinture murale dans toute une salle. Go Through Your Own Everydays est conçu comme une métaphore du quotidien. Virginie Yassef présente un travail léger et esthétique : Billy Montana est la combinaison de l’étagère la plus célèbre du monde, le bestseller de chez Ikea, et de la peinture la plus utilisée par les tagueurs, la bombe Montana. Le résultat est une structure colorée, dont le commentaire anti-consumériste sous-jacent ne se découvre qu’à la deuxième lecture.

Restent deux œuvres vraiment agaçantes : l’installation électronique de Pavel Smetana ne dépasse guère l’intérêt du joujou informatique, et ses références prétentieuses à Oscar Wilde ne sont pas pour arranger les choses. Et le primitif El Periodo (The Period) d’Eulàlia Valldosera ne vaut même pas qu’on s’y attarde tellement son contenu est stupide. Sauf pour ceci : le prochain ou la prochaine qui associe la femme à du liquide rouge (!) et à un landau se prend une baffe.

Le titre de cet article est emprunté au livre éponyme d’Arthur Danto (Harvard University Press, 1981), un des textes majeurs de la critique de l’art contemporain.
josée hansen
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