Spécialiste de l’extrême-droite, Léonie de Jonge a vu son objet de recherche se retourner contre elle. Après un passage à la télévision hollandaise fin avril, la Luxo-Néerlandaise est déclarée comme cible par « Vizier op Links », un réseau anonyme qui s’attaque aux intellectuels : « Pourquoi les universitaires de gauche pensent-ils pouvoir s’en tirer indemnes ? », écrivent-ils à propos de la jeune professeure assistante à l’Université de Groningue. Un déluge de haine s’abat sur de Jonge. Ses coordonnées sont mises en ligne, ses comptes Twitter, Paypal et Instagram visés par des attaques de hackers : « J’ai reçu des messages du genre : ‘On espère qu’on va te tuer’ ; ‘on sait où tu habites’. Ils intimident les chercheurs individuellement pour réduire la liberté académique ». Pendant un mois, elle serait « quasi-ënnergedaucht ». Mais, en fin de compte, l’expérience aurait constitué un bon rappel des raisons pour lesquelles elle mène ses recherches. (La campagne de « Vizier op Links », qui ciblait également d’autres chercheurs et des politiciens, a provoqué un débat au Parlement néerlandais, la suspension du compte par Twitter et l’ouverture d’une enquête par le Parquet des Pays-Bas.)
De Jonge a grandi à Alscheid, un petit bled dans le canton de Wiltz. Dans les années 1970, ses grands-parents maternels avaient migré des Pays-Bas au Luxembourg, pour y gérer un camping. Léonie de Jonge sera la première de sa famille à suivre un parcours universitaire. Celui-ci sera atypique. En 2009, elle est repérée par un scout de talents alors qu’elle s’entraîne avec l’équipe nationale de basket. On lui propose une bourse d’études pour un junior college situé dans la bourgade Devil’s Lake dans le Dakota du Nord. Léonie de Jonge atterrit « en pleine pampa » du Midwest : « Dans ma classe de biologie, j’étais la seule à croire à la théorie de l’évolution. J’ai vite réalisé à quel point les surroundings peuvent influer sur le comportement électoral. » Au bout de deux ans à Devil’s Lake, ses professeurs l’encouragent à postuler pour une bourse au Cornell College, une université d’arts libéraux dans l’Iowa. En 2014, elle traverse l’Atlantique, intègre la prestigieuse université anglaise de Cambridge et entame son doctorat.
Soutenue en 2019, sa thèse vient d’être publiée en version actualisée et retravaillée sous le titre : The Success and Failure of Right-Wing Populist Parties in the Benelux Countries. Le prix prohibitif (140 euros) de ce livre hardcover (aux éditions britanniques Routledge) en fait un objet réservé aux bibliothèques. Ce qui est dommage, pas seulement parce que le livre traite un sujet d’intérêt public, mais également parce qu’il est rédigé dans un bon style anglo-saxon : straight to the point. Léonie de Jonge a voulu résoudre un « puzzle » comparatiste : Pourquoi la droite populiste a-t-elle triomphé aux Pays-Bas et en Flandre, alors qu’elle est restée marginale en Wallonie et au Grand-Duché ? Un phénomène d’autant plus étrange que les structures politiques et sociales des « low countries » se ressemblent : économies ouvertes, consensualisme, gouvernements de coalition et « piliers » socialistes, chrétiens-sociaux et libéraux traditionnellement forts.
Gloser sur la difficulté à définir la droite « populiste » (ou « radicale », « extrême », « néo-nationaliste », « xénophobe », « nativiste ») est presque devenu un cliché en science politique. Ce qui semble unir cette nouvelle droite, c’est la haine des musulmans et les incantations du « vrai peuple » qu’elle oppose aux élites « corrompues et malveillantes ». Représenté au Parlement par un diplomate réac et catho, un avocat d’affaires trumpiste, un ouvrier retraité de l’Ösling et un prof de lycée qui se sent opprimé par les francophones, le syncrétisme de l’ADR a toujours embêté les commentateurs politiques. Dans sa thèse de doctorat, Léonie De Jonge estimait que le parti ne pouvait être catégorisé comme populiste de droite.
Cette conclusion provisoire est régulièrement exhibée par les députés du parti comme un certificat de moralité, délivré par Cambridge en plus. Or, Léonie de Jonge n’est plus tellement sûre de son verdict de 2019. En retravaillant sa thèse l’automne dernier, elle a quelque peu relativisé sa position. De Jonge estime qu’avec le départ de Gast Gibéryen et l’arrivée de Fred Keup, le parti pourrait se révéler comme « un cheval de Troie » : « The ideological development of the party remains to be seen ». Jusqu’ici, l’ADR aurait été « clairement » nationaliste sans être « ouvertement » xénophobe. Ce serait certes le parti « le plus critique » par rapport à l’immigration sans pour autant s’y opposer « diamétralement ». De Jonge cite le programme électoral de l’ADR de 2004 : « Wir sind einverstanden mit einer mäßigen, überschaubaren Zuwanderung. Sie darf unsere Integrationsfähigkeit jedoch nicht überfordern. »
Mais elle omet de citer le reste de la phrase : « […] und sollte sich bezüglich ihrer Herkunft überwiegend auf unseren Kulturkreis beschränken ». Le nationalisme de l’ADR dépasse le folklorisme linguistique. Il intègre une vision civilisationnelle d’une Europe judéo-chrétienne, rempart contre une immigration « massive » et « incontrôlée ». En 2018, un sondage Eurobarometer trouva qu’un tiers de Luxembourgeois estimaient que l’immigration d’en-dehors de l’UE évoquait des « sentiments négatifs ». La classe moyenne luxembourgeoise a les moyens de s’offrir une ségrégation spatiale et une distanciation sociale. En 2008, le projet « Valeurs et cohésion sociale » avait interrogé les Luxembourgeois sur les « catégories de personnes que vous n’aimeriez pas avoir comme voisins ». Parmi les répondants, 12,6 pour cent citaient « des gens d’une autre race », 13,8 pour cent « des juifs » et 18,4 pour cent « des musulmans ». En Belgique, le taux de réponses racistes, antisémites et islamophobes n’était « que » de six, quatre, respectivement quinze pour cent. Le vernis de la tolérance luxembourgeoise s’en trouvait égratigné.
L’ADR propage une Weltanschauung essentialiste : l’homme, la femme, la famille, l’identité nationale, l’Europe, tous ces concepts, elle les décline au singulier. Ses députés avancent sur le fil du rasoir de la respectabilité : plutôt que de vociférer, ils insinuent. Chaque prétexte est bon. En janvier 2019, Fernand Kartheiser rédige ainsi une question parlementaire alambiquée sur les menus dans les crèches et les foyers scolaires. Le député insiste lourdement sur ce qu’il désigne comme « traditionell Iesskultur », « Lëtzebuerger Iessgewunnechte » et « typesch Lëtzebuerger Kichen », que les cuisiniers devraient prendre en compte. Puis il en vient à la question : « Wéi wäit ass séchergestallt, datt hei och wëssenschaftlech Erkentnesser (wéi z.B. iwwert de Wäert vu Schwéngefleesch bei enger gesonder Ernierung) berücksichtigt ginn ? » Alors qu’à Hayange, le maire d’extrême droite organise tous les ans sa « fête du cochon », la question est tout sauf anodine.
Fred Keup est très à l’aise sur la scène parlementaire. Il parle sur le ton de la causerie, quasiment sans notes, et savoure les réactions indignées qu’il provoque. Plutôt qu’aux députés de la Chambre, il s’adresse à la grande communauté Facebook qui peut visionner le best of de ses performances sous forme de clips. Dans un de ses premier discours, Keup dénonçait la « peur » et « l’hystérie » propagées par les « fanatiques du climat », puis agitait le spectre de l’Überfremdung pour conclure sur la nécessité d’assurer la croissance économique. (L’ADR ne nie pas la réalité du changement climatique, mais fait régulièrement planer le doute sur la part de la responsabilité humaine, voire sur ses « positiv Auswierkunge »). Keup ne craint pas les contradictions. Il réussit, dans un seul discours, à donner une définition très étriquée de la « culture » – en entendant ce mot, il penserait d’abord aux églises et cathédrales, ensuite au Hämmelsmarsch –, tout en affichant une désinvolture d’anarchiste de droite : « L’art ne doit être ni moral ni humaniste ». (Prononcé par quelqu’un qui venait d’intenter un procès pour injure contre un jeune rappeur, cet éloge passionné de la liberté artistique sonnait légèrement creux.)
En huit mois et demi, le député Keup a posé 179 questions parlementaires, dont la majorité concernent la langue luxembourgeoise. Il veut savoir pourquoi celle-ci n’est-elle pas plus utilisée pour les noms de rues et les futures stations du tram (« Rennbunn » au lieu de « Hippodrome »), pour les contraventions et les panneaux de signalisation dans les hôpitaux, pour la promo de Esch2022 ou le site Internet du pavillon luxembourgeois à Dubaï. Mais les questions parlementaires ne se limitent pas à pédanterie linguistique.
Keup tente également de se positionner sur le champ de bataille historique et mémoriel. En décembre 2020, la présentation d’une brochure officielle sur la Deuxième Guerre mondiale lui fournit l’occasion de s’indigner : La « historesch patriotesch Leeschtung » de « notre » famille grand-ducale ne serait pas honorée à sa juste valeur. En janvier 2021, alors que le gouvernement s’apprête à assimiler les brigadistes antifascistes dans sa grande communauté des victimes, Keup veut savoir si « on peut exclure » que des Spuenienkämpfer auraient participé à des « crimes de guerre ». En mai 2021, un article dans la Revue sur les œuvres d’art africaines spoliées par la France coloniale lui sert de prétexte pour réclamer la restitution des reliques, crucifix et calices emportés durant l’« occupation française » de 1794 à 1814.
L’ADR n’a jamais réussi sa percée, oscillant entre un maximum de 9,9 pour cent (2004) et un minimum de 6,6 pour cent (2013). À plusieurs reprises, le parti était pourtant convaincu que les temps étaient mûrs. De Jonge revient en détail sur le référendum de 2015, « qui a ressemblé à quelque chose comme un tremblement de terre politique ». La campagne aurait « propulsé les politiques identitaires au centre du débat politique ». Elle évoque la création d’un « nouvel axe culturel », d’une nouvelle polarisation, un déplacement des limites du politiquement acceptable. Or, au soir des législatives du 14 octobre 2018, l’atmosphère était maussade dans l’hôtel Sofitel où quelques militants ADR s’étaient rassemblés. Les auto-proclamés ventriloques de la nation du « non » se découvraient isolés. Sortis de nulle part, les Pirates leur avaient chipé le grand moment.
De Jonge énumère les raisons qui sont traditionnellement avancées pour expliquer la stagnation de la droite populiste au Grand-Duché. À commencer par le « class bias » d’un électorat dont 44 pour cent travaillent dans le secteur « protégé » (public ou para-étatique). Il y aurait donc peu de « demande » pour l’« offre » de la droite populiste. En éternels pragmatiques, les Luxembourgeois ne perdraient pas de vue qui fait tourner la formidable machine à croissance. Mais la politiste ne se fie pas à l’image d’Épinal du Luxembourg comme « most successful immigrant nation in Europe and perhaps the entire world » (selon l’expression de deux professeurs américains en 2007). Elle rappelle que l’abrogation progressive, à partir des années 1960, des lois d’immigration protectionnistes et discriminatoires ne s’était faite que suite aux pressions de la Communauté économique européenne : « By strategically using the strong tailwind from Brussels, Luxembourgish government officials were able to gradually enfranchise foreign residents ».
De Jonge garde surtout en mémoire l’irruption, totalement imprévue, de Pim Fortuyn sur la scène politique néerlandaise en 2002. Jusque-là, la nation de marins et de commerçants se pensait « immunisée » contre les sirènes de l’extrême-droite. De Jonge craint que le scénario néerlandais ne se reproduise au Luxembourg, et ceci « dans un avenir proche » : « Le succès électoral du Parti Pirate aux législatives de 2018, […] pourrait être interprété comme un premier symptôme de l’avancée du populisme au Grand-Duché ». Son analyse du système politique est sévère. Le Luxembourg fournirait « un cas d’école » d’une démocratie « dépolitisée » et « cartellisée » : Les partis politiques se seraient éloignés de la société civile pour se rapprocher de l’État, et les uns des autres.
Selon de Jonge, les partis et médias établis joueraient un rôle central, agissant soit comme « buffers », soit comme « catalysts ». Les médias wallons ont ainsi institutionnalisé un « cordon sanitaire médiatique » autour des partis racistes et « liberticides ». Ni interviews en direct ni invitations sur les plateaux, chaque citation doit être contextualisée. Cette mise en quarantaine est formalisée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel. Les médias luxembourgeois suivraient une politique similaire, quoique de manière informelle, estime de Jonge. Grâce à l’aide à la presse, les pressions financières seraient « limitées », et la plupart des médias pourraient se payer « the luxury of not having to cater to consumer demands. » Ce prétendu caractère « non-commercial » des médias luxembourgeois expliquerait leur peu de goût du « sensationnalisme » : « Journalists have little incentive to establish close affinities to their audience, spread anti-establishment sentiments or adopt a ‘populist newsroom logic’. » Or, cette image d’une réserve naturelle est contredite par la dégradation du paysage médiatique. Les fondements économiques de la presse s’effondrent : Editpress reste empêtrée dans un marasme financier, Saint-Paul est passé dans le giron des Flamands de Mediahuis. Subvertis par les réseaux sociaux, les médias ont en partie perdu leur statut de « gatekeeper » du débat public. Une révolution que Léonie de Jonge semble sous-estimer. À ses yeux, « the reach of social media remains limited without amplification by the traditional media ».
De Jonge rappelle qu’aux Pays-Bas, la politisation de l’immigration (menée de concert avec la dépolitisation des questions économiques) fut initiée dès le début des années 1990, notamment par un libéral nommé Frits Bolkestein. En créant des « discursive opportunity structures », les partis établis auraient préparé le terrain à l’émergence de l’extrême-droite. Pour de Jonge, le moment crucial se situe avant la percée de la droite populiste ; une fois entrée dans l’arène politique, il serait trop tard : les paramètres s’en trouveraient durablement altérés.
L’hystérisation de la question sécuritaire par Lydie Polfer (DP) et Laurent Mosar (CSV) a ouvert une brèche. L’ADR tente de s’y engouffrer. Depuis le début de l’année, Fred Keup a posé une douzaine de questions parlementaires au sujet de la criminalité dans lesquelles il cite abondamment les sorties médiatiques de la maire de la Ville et de son échevin. Keup se montre friand de statistiques et de « Täterprofiller » : il prétend s’intéresser aux « données sociologiques ». Mais que ce soit pour les délinquants, les détenus de prison ou les usagers de l’Abrigado, Keup demande exclusivement des renseignements sur le lieu de résidence et la nationalité. Sa curiosité « sociologique » est en réalité bien limitée.