La place bancaire face à la Vergangenheitsbewältigung : Une ONG sud-africaine accuse la KBL d’avoir violé l’embargo sur les armes durant la période d’apartheid

Au cœur des ténèbres

d'Lëtzebuerger Land du 11.05.2018

« Allégations » Il y a deux semaines, une plainte a atterri au boulevard Royal. Deux copies en furent remises en mains propres. L’une au ministère de l’Économie, où est domicilié le Point de contact national (PCN) de l’OCDE. L’autre quelques mètres plus loin à la KBL European Private Bankers. L’ONG sud-africaine Open Secrets, qui milite en faveur de la « corporate accountability », accuse la KBC belge et son ancienne société-sœur luxembourgeoise, la KBL, d’avoir aidé le régime de l’apartheid à acheter des armes entre 1977 et 1994. Via une dédaléenne architecture offshore – des comptes chiffrés détenus par des sociétés-écrans panaméennes et libériennes –, la banque belgo-luxembourgeoise aurait permis à l’Afrique du Sud de contourner l’embargo sur la vente d’armes décrété par l’Onu en 1977 et ratifié par le Luxembourg en 1978. Elle se serait ainsi rendue complice de la militarisation du régime raciste de Pretoria.

La KBL est-elle prête à entrer en médiation avec l’ONG ? Et si les accusations s’avéreraient justes, comptera-t-elle s’excuser auprès des Sud-Africains, comme le demande Open Secrets ? Voire payera-t-elle des réparations ? (Une revendication qui n’est, pour l’instant, pas posée par l’ONG.) « Nous avons pris acte des récentes allégations faites à l’encontre de nos activités passées et procédons actuellement à un examen de ces allégations, écrit la banque dans un mail au Land. Comme cet examen est en cours, il serait prématuré de faire tout commentaire à l’heure actuelle. »

Ce mardi, la KBL avait invité les journalistes luxembourgeois pour une présentation de ses résultats annuels (65 milliards d’actifs sous gestion – soit une hausse annuelle de 28 pour cent – et un bénéfice de 35,2 millions d’euros), suivie d’un déjeuner chic. La conférence eut lieu dans la villa privée qu’entretient la banque à quelques pas de son siège et qui sert de restaurant privé pour recevoir les clients HNWI. Dans sa présentation, le directeur de la KBL, Peter Vandekerckhove, mettait en avant les « valeurs » de la KBL, comme la « confiance », la « durabilité » ou l’« intégrité », qui serait « vitale, vitale, vitale ». Interrogé sur le dossier sud-africain, il répondait que la banque aurait lancé un groupe de travail interne pour « faire du fact finding » et déterminer « quelle est notre position légale et morale ». On sentait le CEO, qui a débarqué il y a cinq mois au Luxembourg, gêné de ne pouvoir en dire plus.

Le dossier concocté par Open Secret – une ONG financée entre autres par le milliardaire états-unien George Soros et la Fondation Heinrich Böll, proche des Verts allemands – est le résultat de six années de recherches menées par son directeur Hennie van Vuuren. (Elles ont été publiées in extenso dans Apartheid Guns & Money : A Tale of Profit, un livre-pavé qui n’est pas encore disponible en Europe.) Van Vuuren a croisé différentes sources : dépositions judiciaires, archives gouvernementales et militaires, rapports d’experts et registre de commerce panaméen. Il conclut à un vaste réseau de blanchiment mis en place par la KBL pour permettre aux militaires sud-africains de se procurer clandestinement des armes.

Sur les milliards d’euros dépensés entre 1977 et 1994 par Pretoria en armes, « approximativement 70 pour cent » seraient passés via les canaux de la KBL. C’est du moins ce qu’affirmait en 2001, dans une déclaration sous serment, Martin Steynberg qui, depuis l’ambassade sud-africaine à Paris, aurait supervisé ces paiements. (Open Secrets ne le mentionne pas, mais, outre la KBL, ce témoin-clé cite également la Banque internationale et la Banque continentale parmi les banques luxembourgeoises privilégiées par Pretoria.) Selon le témoignage d’un autre attaché militaire posté à l’ambassade sud-africaine, des managers de la KBL se seraient rendus régulièrement à Paris pour y réceptionner une valise diplomatique contenant des instructions. Les responsables sud-africains se seraient également rendus au Luxembourg où ils auraient eu pour habitude de déjeuner dans un « banker’s club ».

Déjà en décembre 1980, Mario Hirsch notait dans le Land qu’« au fur et à mesure que la pression exercée contre les banques belges prenait de l’ampleur, celles-ci chargeaient leurs filiales luxembourgeoises de ces dossiers délicats, estimant avec raison que l’opinion publique luxembourgeoise était moins sourcilleuse. » La KBL fut la seule grande banque luxembourgeoise à assurer une représentation sur place, à Pretoria. Entre 1982 et 2001, elle fut dirigée par Leendert W. Dekker. Le nom apparaissait déjà en 1992 dans le livre Banken, Kaffi, Hädekanner de Romain Hilgert. D’après les récentes recherches d’Open Secrets, le même Dekker aurait occupé, quelques années avant de représenter la KBL, le poste de CEO de l’Armaments Corporation of South Africa, l’organisme étatique en charge des programmes d’armement. 

Les liens personnels et idéologiques entre le milieu bancaire belgo-luxembourgeois et les cénacles politico-militaires à Pretoria se cristallisent également dans la personne d’André Vlerick, ancien président de la Kredietbank belge et lobbyiste pro-apartheid, dont le nationalisme conservateur flamand se doublait d’une admiration pour l’idéologie afrikaner. (Dans un communiqué envoyé en réaction aux accusations d’Open Secrets, KBC Groupe soulignait que les « convictions personnelles » de son ancien président « n’étaient liées à ou n’influençaient la politique de la Kredietbank ».)

En 2012, la KBL a été rachetée par Precision Capital, le fonds de la famille royale du Qatar. Open Secrets voit pourtant une continuité entre la KBL, créée jadis par la bourgeoisie d’affaires flamande, et la KBL d’aujourd’hui, détenue par les pétro-monarques du Golfe. « The entity as it exists now represents and owns the profits made by KBL at the time of its conduct that is the subject of this complaint. » Par moments, l’ONG pousse assez loin l’anachronisme ; comme lorsqu’elle cite le code de conduite actuel de la KBL pour l’appliquer rétrospectivement aux années 1980.

Une bonne partie des employés qui avaient commencé leur carrière au début des années 1980, partiront à la retraite anticipée dans les prochains mois et les derniers témoins pourraient avoir quitté la KBL d’ici la fin de l’année. Au sein du comité exécutif de la KBL, seul le secrétaire général, Siegfried Marissens a une ancienneté de plus de vingt ans ; c’est d’ailleurs lui qui mène l’enquête interne. Contacté par le Land, un ancien cadre de la KBL dit « n’avoir pu savoir » à qui ou à quoi étaient destinés les transferts. Alors qu’il est cité par Open Secrets comme un des gestionnaires des comptes sud-africains, il dit que son rôle se serait limité à contrôler les montants et signatures des ordres de virements. « Dat war eng aner Zäit » ; une notion comme « bénéficiaire économique » n’aurait pas eu cours sur la place bancaire à l’époque. « On pouvait s’imaginer beaucoup de choses. Mais entre ce qu’on pouvait s’imaginer et ce qu’on pouvait lire noir sur blanc, il y avait une différence. »

Histoire, témoignages et sources « During the period of transactions, the capitalisation and annual revenues of KBL increased substantially […]. This rapid growth was characteristic of banks that undertook sensitive and high-risk transactions to grow their business », écrit Open Secrets. Or, expliquer la croissance de la KBL par ses seules affaires sud-africaines présumées est certainement réducteur.

Dans son très pudique livre sur l’histoire de la place bancaire (Les artisans de l’industrie financière, Saint-Paul, 2014), le journaliste Laurent Moyse ne souffle mot d’une quelconque filière entre banquiers belges et racistes sud-africains. Après avoir interviewé plusieurs anciens hauts gradés de la KBL (notamment Damien Wigny, le directeur entre 1994 et 2002) il relate l’histoire de la KBL sur le mode non-problématisé de la success story : L’installation au Luxembourg dans le sillage de son client Goodyear, le rôle pionnier joué dans le marché des euro-obligations, le développement du private banking. Le livre de témoignages évoque également les liens de proximité avec les dirigeants politiques luxembourgeois, les après-midi passés au Golf-club grand-ducal ou encore le recrutement de Fernand Rau, journaliste et futur député CSV, « pour faire un certain lobbying vis-à-vis de l’establishment et des institutions luxembourgeoises », comme l’explique un ancien manager de la KBL. En se fiant aux seuls témoignages des anciens banquiers, Moyse aboutit à une histoire lissée, officielle.

La KBL est-elle prête à ouvrir ses archives à des chercheurs indépendants ? Et qu’y trouveraient-ils ? Dans une première réaction, KBC Group, l’ancienne société sœur de la KBL, écrivait que « les faits mentionnés remontent à un passé lointain et sont très difficiles, voire impossibles à vérifier aujourd’hui ». Puisqu’elle ne fait plus partie du même groupe que la KBL, elle aurait perdu accès aux documents d’archives et ne pourrait donc faire de déclarations à ce sujet. Les archivistes des banques sont à la fois chargés de la conservation et de la destruction des documents. Pas question de verser ces fonds à une institution de recherche ou de conservation publique. Face à la hantise de ne pas être « compliant » ­– ou de garder inutilement des papiers compromettants –, la solution de facilité passe par le déchiqueteur. D’autant plus que, pour la plupart des documents, la durée légale de conservation n’est que de dix ans.

« L’histoire, écrivit James Joyce, est un cauchemar dont j’essaie de me réveiller. » À la place bancaire, qui vient d’enterrer le secret bancaire sous des hymnes à « la nouvelle ère de la transparence », la plainte contre la KBL vient rappeler que des bouts de cette histoire mal digérée risquent à chaque instant de remonter. Ce qui pourrait être déplaisant, surtout lorsqu’il s’agit la période « pionnière » des années 1980 qui se confond avec les gouvernements Santer/Poos (CSV/LSAP). À l’époque, quasiment aucune législation anti-blanchiment n’était en place. La première loi, hâtivement assemblée sous la pression des États-Unis, qui avaient déclaré la guerre aux narcotrafiquants colombiens et à leurs réseaux financiers passant également par la BCCI luxembourgeoise, date de juillet 1989. Quelques mois plus tard, le régulateur rappelait aux banquiers qu’ils ne pouvaient plus ouvrir de comptes, accepter de dépôts ou louer de coffres-forts « de façon anonyme ou sous un faux nom ».

À quelle porte frapper ? Le cas serait totalement à part ; ce ne serait pas le daily business des Points de contact nationaux. Au PCN luxembourgeois, qui fonctionne sous l’égide du ministère de l’Économie, les fonctionnaires semblent mal à l’aise. De concert avec leurs collègues belges, ils auront trois mois pour juger de la recevabilité de la plainte déposée par Open Secrets. Le « lead » du dossier, indique-t-on, devrait « très probablement » revenir aux collègues belges. Chargés de faire la promotion des « principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales », les PCN sont, de facto, des tigres en papier. Leur autorité dépend entièrement de ce qu’une entreprise, soucieuse d’endiguer un « dommage réputationnel », la reconnaisse.

Tout en soulignant ne vouloir « préjuger le fond du dossier », les responsables luxembourgeois du PCN pointent que certaines des demandes d’Open Secrets se situeraient en-dehors de leur périmètre. L’ONG demande ainsi aux autorités luxembourgeoises et belges d’étudier si des « actions punitives » peuvent être lancées contre la KBL et la KBC. Or, le PCN ne dispose d’aucun pouvoir coercitif. Il n’est qu’un simple médiateur entre société civile et entreprises transnationales. Ses « bons offices » ne pourront être offerts qu’à condition que les parties en fassent la demande. Si l’une d’elles refuse de s’engager dans une procédure pour trouver un « règlement consensuel », le PCN ne pourra l’y contraindre.

La plainte d’Open Secrets se réfère au passé et invoque les principes directeurs très vagues de l’OCDE de 1976. La KBL y aurait contrevenu en « s’immisçant dans la politique locale » ou en omettant de détailler sa relation commerciale avec Pretoria dans ses rapports annuels. L’argumentaire juridique ne semble pas très incisif. Ainsi, Open Secrets écrit que la banque belgo-luxembourgeoise n’aurait pas contribué à des « relations pacifiques et harmonieuses entre les peuples », comme le stipule la convention de l’OCDE de 1960.

Pourquoi Open Secrets, soutenue dans sa démarche par le Centre for applied legal studies de l’Université du Witwatersrand à Johannesburg, n’a-t-elle pas simplement déposé une plainte au Parquet ? Un procès serait « cost-intensive and time consuming », dit le directeur d’Open Secrets, Hennie van Vuuren, joint ce lundi par le Land. La plainte devant le PCN ne serait qu’un « premier pas » et il ne pourrait exclure la possibilité d’un litige judiciaire contre la KBL, soit en Europe, soit en Afrique du Sud. Or, jusqu’ici, aucune banque n’a été condamnée pour collaboration avec le régime de l’apartheid. En 2002, une action contre Credit Suisse et UBS avait été intentée devant les tribunaux new-yorkais. Regroupées dans un collectif, des victimes de l’apartheid demandaient 80 milliards de francs suisses en réparations. Leur plainte sera rejetée sept ans plus tard.

Le PCN luxembourgeois se retrouve devant un dilemme. S’il refuse de recevoir la plainte, il risque de se voir accusé de connivence avec la place bancaire. Hennie van Vuuren voit ainsi dans sa plainte « un test pour l’indépendance de ces institutions » : « It should cause discomfort among banks and authorities. If the national contact point is a paper tiger, then let it show to be just that. » Reste que dans les deux dossiers dont le PCN luxembourgeois a été saisi depuis sa création en 2001, il s’est montré plutôt zélé, envoyant deux missions au Libéria pour y étudier la politique locale d’Arcelor-Mittal et critiquant de manière assez sèche l’attitude peu coopérative de la holding du caoutchouc luxembourgeoise Socfin.

Collaborations Le cas KBL ne constitue que la pointe émergée de l’iceberg : La collaboration économique entre le petit pays au cœur de l’Europe et le régime raciste de Pretoria fut intensive. Depuis 1969, un Boeing 707 reliait le Findel à Johannesburg, le seul vol long courrier qu’assurait Luxair. En 1971, la compagnie aérienne créait Luxavia en s’associant à des capitaux sud-africains. Le chiffre d’affaires de cette filiale contribuera à près d’un tiers du total de son chiffre d’affaires. Dans ses brochures touristiques, Luxavia faisait l’apologie d’un pays où régnait la ségrégation raciale : « Du modernisme le plus sophistiqué à la tribu la plus primitive, l’Afrique du Sud assume ses contradictions avec bonheur ».

« Parmi les pays-investisseurs en Afrique du Sud, le Luxembourg figure à la dixième place, notait le Land en mars 1983. Entre 1979 et la mi-1982, la Banque générale et la Banque internationale ont accordé des crédits à l’Afrique du Sud d’une hauteur de 234 millions de dollars. Si on inclut les crédits accordés par des filiales de banques étrangères basées au Luxembourg, on atteint même les 688 millions de dollars. » Grâce aux mines d’or et de diamants, le régime présentait toutes les garanties pour honorer ses emprunts. Après 1994, l’ANC de Nelson Mandela continuera à rembourser cette dette historique ; par peur de s’isoler sur les marchés internationaux, il grevait donc les budgets sociaux pour des années.

Ces opérations financières se déroulaient avec l’accord tacite des gouvernements luxembourgeois. Il y eut seulement une « recommandation » officielle de ne pas accorder de crédits dont la période dépassait les cinq ans. En matière de sanctions, le Luxembourg fit le strict minimum défini par la Communauté économique européenne (CEE). Au sein des institutions européennes, le Luxembourg comptait, avec l’Allemagne, le Royaume-Uni et le Portugal – c’est-à-dire les principaux partenaires économiques de l’Afrique du Sud –, dans le camp des opposants à des sanctions économiques dures.

En 1985-1986, la CEE finit pourtant par édicter des sanctions. Celles-ci portaient sur le commerce d’armes, les transferts de technologie et l’exportation de pétrole ; autrement dit, elles ne touchaient pas directement les intérêts de la place financière. « Auffallend erscheint, dass in dem Bereich, der für den nationalen Reichtum und daher die nationalen Interessen von großer Bedeutung war, nämlich dem Finanzplatz, keine verbindlichen Regelungen durchgesetzt wurden, sondern allein Richtlinien zum Einsatz kamen, an denen die Wirtschaft sich orientieren konnte oder auch nicht », note Kyra Fischbach dans Luxemburgische Reaktionen auf die Apartheid, un mémoire de licence présenté en 2007 à l’Université de Bâle.

Au Luxembourg, la collaboration économique avec l’apartheid reste une terra incognita historiographique. (À l’inverse de la Suisse, où le Comité fédéral et le Parlement avaient commandité une étude historique sur le sujet qui finira par être publiée en 2005.) Via une « analyse discursive » de la presse luxembourgeoise, Kyra Fischbach montre que la question des sanctions, perçue à travers le prisme de la Guerre froide, divisait l’opinion publique selon la ligne politique gauche-droite. Ainsi, même si le journal ne pouvait être qualifié de « pro-apartheid », les correspondants sud-africains du Luxemburger Wort ne cessaient de plaider pour une « Verständnisbereitschaft » face au « äußerst komplexes Problem Südafrika ». Il faudrait éviter une approche « einseitig » et « unnuanciert ». Après tout, lisait-on dans les colonnes du Wort, l’Afrique du Sud serait une « démocratie », quoique réservée à une minorité.

Bernard Thomas
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