« Connais-tu un pays innocent ? »

d'Lëtzebuerger Land du 01.11.2024

Le Théâtre Ouvert Luxembourg démarre sa saison avec La ville ouverte (2018) de Samuel Gallet, pièce dense et puissante de l’écrivain, dramaturge et metteur en scène français qui s’empare de problématiques du monde pour en livrer un texte aux résonances plurielles. Le spectacle, mis en scène efficacement par Aude-Laurence Biver avec un beau trio de comédiennes, est coproduit par le TOL, la Compagnie du Grand Boube et le Escher Theater qui l’accueillera la saison prochaine. Pour l’heure, on peut encore le voir ce 31 octobre.

La ville ouverte brasse large, passe en revue des sujets d’actualité et de société, évoquant « le peuple qui se noie », les bouleversements du monde, les grandes urgences, les guerres, les crises de réfugiés, les catastrophes climatiques, mettant en question l’accueil et la solidarité. Il en va de questions politiques mais aussi de celles du quotidien ou de l’intime, des relations sociales et des rapports de genre, des révoltes féministes, des combats d’aujourd’hui comme d’hier contre les violences et les abus, pour un monde plus humain. L’écriture de Samuel Gallet est riche de mille et une ramifications, documentée et poétique. L’auteur tisse subtilement des fils entre les époques, les genres, les registres (non sans humour), entre mondes réel et imaginaire, entre intrigues, mythes et dystopies.

Europe occidentale. Trois femmes de situation et d’âge différents. Trois femmes à bout de souffle qui se sentent menacées : la jeune Erine (Juliette Allain) qui ne comprend pas son époque, Andréa (Catherine Marques) usée par le boulot et lassée par « les connards » et Suzanne (Bach Lan Lê-Bà Thi) qui ne veut plus être celle qu’elle est contrainte d’être. Chacune fuit le réel et s’exile dans le sommeil et dans un même rêve. Elles y sont guerrières, laissent éclater leur révolte, leur soif de vengeance et de justice, projettent le meurtre du cruel tyran de Syracuse, isolé dans son château, pour mettre un terme à la tragédie qui s’abat sur elles, sur les femmes, sur toutes celles, condamnées, du camp dit « ville ouverte » !

C’est dans ce monde onirique là, où les espaces temps sont autres, que les trois femmes cohabiteront, feront cause commune et mèneront un combat solidaire contre le tyran, Denys l’Ancien, adepte d’orgies sexuelles. Mais si leur plan est ficelé, c’était compter sans l’intervention de Damoclès ! De la relecture des mythes aux mythologies du quotidien, des batailles antiques aux guerres modernes, des prisonniers d’hier aux déracinés d’aujourd’hui, on parle géopolitique, carte du monde, pays interdits, questionnant l’existence même d’un « pays innocent » (titre de la nouvelle pièce de Samuel Gallet tout récemment créée à la Scène nationale du Mans avec son collectif Eskandar).

La mise en scène d’Aude-Laurence Biver donne une belle perspective à La ville ouverte. Pari réussi côté casting avec trois comédiennes qui endossent de manière persuasive et expressive des rôles multiples, même si on regrette quelques exagérations physiques et verbales superflues. La direction d’acteur fonctionne bien tant dans les scènes individuelles que dans les mouvements collectifs (le trio se fait aussi chœur). Si la pièce convoque l’histoire, elle est également mise en abyme, parle du théâtre comme lors de la préparation de « la jeune fille aux cheveux filasse » en tueuse ou des répétitions de la scène du meurtre qui fonctionnent comme de vraies répétitions…

En appui à la mise en scène, la subtile scénographie de Marco Godinho repose sur quelques rares accessoires pour faire surgir des décors multiples. Au fil des séquences, trois matelas, qui lient autant qu’ils ne séparent, deviennent tour à tour lit, tente, bateau, rocher, mur, digue… Ceinturant la scène, un système de rideaux-voiles bleu nuit (entre ciel et mer) ouvre ou ferme l’espace et en multiplie les accès. La musique de Benjamin Zana et les lumières de Manu Nourdin ainsi que les costumes de Carmen Di Pinto donnent eux aussi du relief à ce monde entre rêve et réalité qui délivre des images mentales fortes, dérives de bateaux sur la mer ou foules en marche…

La ville ouverte de Samuel Gallet/Aude-Laurence Biver est un spectacle surprenant, plein de résonances, qui touche à l’universel et nous invite à la réflexion.

Karine Sitarz
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