Le podcast Gëlle Fro en est à son 86e épisode. De Luc Frieden à Jean-Claude Hollerich, les invités s’y livrent parfois à d’étonnantes confidences

Le cardinal Hollerich, le général Thull et Bazooka Brooze

Tom Bosseler  et Philippe Biberich, les deux animateurs de Gëlle Fro, ce lundi au Gruppetto
Photo: Olivier Halmes
d'Lëtzebuerger Land du 01.11.2024

Le 27 septembre, le cardinal est assis dans le Café Gruppetto, où le podcast Gëlle Fro enregistre ses émissions. On est au lendemain de la visite du pape et Jean-Claude Hollerich est soulagé. « Merci encore d’avoir servi le café à mon chef », lance-t-il au barista. Et d’expliquer avoir recommandé au pape ce local de la rue Notre-Dame. Le podcast Gëlle Fro l’y avait invité une première fois en décembre 2020. Durant cette interview, le cardinal avait parlé de son premier amour de lycée : « Ech hat mech an ee Meedche verléift, wat an de selwechte Bus geklommen ass fir op Dikrech an de Kolléisch ». Chaque matin, il aurait espéré qu’elle s’assoie à la place qu’il gardait libre à côté de lui. Le cardinal avait également fait une petite sortie politique : « Ech sinn iwwregens e Fan vum Här Asselborn an allem wat hie fir d’Flüchtlinge mécht ».

De retour au podcast, quatre ans plus tard, Hollerich donne sa liste de lecture : « Ech hu mir lo Cambridge History of Sexualities kaaft. Véier Bänn. Ech hoffen och d’Zäit ze kréien, déi ze liesen. » Le cardinal n’est pas importuné par des questions sur le naufrage de Caritas. Il partage par contre spontanément son avis sur le régime des retraites : « Ech kréie warscheinlech nach eng gutt Pensioun. […] Ech weess net, wat Dir hannenno kritt. Dir musst warscheinlech lo schonn iergendwéi kucke privat Suen ze investéiere fir herno am Alter eppes ze hunn. » L’assureur privé Axa, un des sponsors du podcast, aura sans doute apprécié. Les auditeurs, en grande partie âgés entre 18 et trente ans, peut-être moins.

Un épisode de Gëlle Fro serait en moyenne écouté par 4 000 personnes, dont les deux tiers seraient des hommes, estiment Philippe Biberich et Tom Bosseler. Âgés de 27 ans, les animateurs du podcast se sont connus sur les bancs du Lycée de garçons de Luxembourg (section B), avant de devenir colocs à Munich où ils étudiaient à la TU München. Bosseler est diplômé en ingénierie de gestion, Biberich en mathématiques (il suit actuellement une formation en finance et fiscalité), et les deux se disent « extrêmement intéressés par l’entrepreneurship ». En décembre 2020, ils publient le premier épisode de Gëlle Fro sur différentes plateformes (YouTube, Spotify, Apple). Leur premier invité est le « gangster rapper » Bazooka Brooze, dont les chansons, foutraques et hyperboliques, forment la BO de toute une génération de Minetter. Depuis, une flopée de sportifs, d’artistes, d’entrepreneurs et de politiciens ont répondu aux questions du duo Bosseler/Biberich. L’ensemble forme une archive de la culture jeune des années 2020. En quatre ans et 86 épisodes, seulement trois invités sont passés plus d’une fois  : Le cardinal Jean-Claude Hollerich, le Premier ministre Luc Frieden ainsi que l’inévitable Bazooka Brooze (quatre apparitions).

C’est un Luc Frieden très satisfait de lui-même qui est repassé, en février, au Café Grupetto pour un débrief. Tom Bosseler veut savoir comment il s’est senti au lendemain des élections, ajoutant qu’à sa place il se serait dit : « Ech si schonn hei de Motherfucker am Land… Den Nummer-1-Monsieur ». Le Premier ministre sourit. « Ech fannen, datt een ëmmer muss ganz bescheide bleiwen. […] Mee ech muss soen… Wann ech duerch eng Strooss fueren, sinn ech mir scho bewosst : Fir dat hei alles bass du zoustänneg ». Bosseler le relance sur sa comparaison entre fonction de Premier ministre et poste de directeur général d’une firme : « Ech hunn dee Saz zimmlech cool fonnt ». Luc Frieden réplique qu’il s’agirait dans les deux cas d’implémenter une vision, même si État aurait « évidemment d’autres obligations » que de faire du bénéfice. « Chef sinn ass souwisou ëmmer dat selwecht ». De moins en moins modeste, Frieden commence à égrener son CV : « Ech war am Fong ganz oft de Chef. Ech war Präsident vum Groupe Saint-Paul, Präsident vun der BIL, Präsident vun der Chambre de commerce… »

Gëlle Fro s’est imposé comme un passage obligé pour atteindre la « génération Z » (née entre 1997 et 2012). Lors de la campagne des législatives, les Spëtzekandidaten Xavier Bettel, Paulette Lenert et Luc Frieden se sont prêtés à l’exercice, quitte à alimenter la tendance à la peopolisation, voire au voyeurisme. (La demande pour une interview avec Sam Tanson serait malheureusement sortie trop tard, s’excusent les animateurs de Gëlle Fro.) Bosseler et Biberich disent s’intéresser à « la personne derrière la fonction ». Leurs questions aux politiciens concernent les contraintes de la vie en tant que personnage public : la perte de l’anonymat, le risque de burn-out, la work-life balance.

La Spëtzekandidatin socialiste ne cachait pas ses réticences face au format, ce qui, paradoxalement, rendait son apparition d’autant plus authentique. Paulette Lenert se décrivait comme « éischter ee rouege Mënsch » qui apprécierait l’anonymat. En marquant ainsi sa distance par rapport au monde de la politique, « eng Welt, déi awer haart ass », elle présageait son retrait de la première ligne au lendemain du scrutin.

« Xavier Bettel gëtt perséinlech », promettait le titre de l’épisode. Le Spëtzekandidat libéral n’allait pas décevoir. Il maîtrise l’exercice et aime parler de lui-même, alignant les anecdotes personnelles et les confidences. « Ech sinn een immens sensible Mënsch. Wann ech Tëlee kucken, da pinschen ech. » Il évoquait longuement sa vie de couple. Au début, son mari aurait voulu avoir des enfants, disait Bettel, mais cela ne lui semblait pas compatible avec son quotidien de Premier ministre : « Ech hu keng Loscht Kanner ze hunn, just fir Kanner ze hunn. » Le reste de l’épisode est très généreux en name dropping. Bettel raconte avoir pris le café avec Tim Cook, mentionne ses bons contact « mam Sundar oder mam Serguey », le PDG respectivement le fondateur de Google, et décrit sa première rencontre avec « Angela », la chancelière allemande. Puis de conclure : « Et sinn alles Mënschen, alles Mënschen ». Contrairement à la perception publique, il ne ferait que rarement la fête. Ses soirées au Saumur seraient ainsi beaucoup moins fréquentes (« j’y étais huit ou neuf fois en tout ») que ce que certains s’imaginaient. Bettel se laisse emporter par son stream of consciousness, puis s’interrompt : « Ech si lo wierklech amgaang e bësse vill ze zielen ».

« Neie Luc » oblige, Frieden se pliait également à l’exercice durant la campagne de 2023. Son retour en politique ne serait pas lié à la recherche d’un prestige matériel, assurait-il : « Du geess net an d’Regierung, just fir een décken Auto mat Chauffeur ze hunn ». Puis de préciser : « Deen hat ech och op der Bank iwwregens, wéi ech Präsident wor. » Bosseler et Biberich lui demandent la recette du succès. Frieden répond: « Ech mengen, datt ee muss éischtens mol gutt Genen hu wann een ufänkt. Wéi een doheem ënnerstëtzt gëtt, spillt schonn eng ganz grouss Roll. Meng Mamm huet mech ëmmer e bëssi gestriizt an der Schoul. Dat huet mech heiansdo e bëssen emmerdéiert, mee dofir konnt ech dono op flott Schoule goen. » 

Sept mois plus tard, il fait son retour au podcast, comme il l’avait promis en amont des élections. (Cela vaudra un titre flatteur à l’épisode : « Luc Frieden hält säi Verspriechen ».) Ses chances de devenir Premier ministre, il les aurait estimées à « cinquante pour cent », raconte Frieden. Il n’aurait pas lâché tous ses postes dans l’intention de se retrouver « au chômage » . « Well soss dierft Dir mol net méi heeschen », lance du tac-au-tac l’animateur de Gëlle Fro. Luc Frieden est brièvement désarçonné. Au bout de quelques secondes, il se ressaisit : « Ech hätt da vu mengem Spuerbuch e bëssi Suen rofgeholl ».

Les politiciens ne considèrent pas Bosseler et Biberich comme une menace. Les deux vingtenaires restent toujours très avenants. Ils écoutent attentivement et interrompent rarement. Ce cadre plaisant peut induire un faux sentiment de sécurité. Pour le second passage de Frieden, Bosseler et Biberich adoptent une approche plus atypique pour eux, s’avançant sur le terrain politique. Le Premier ministre doit ainsi justifier le « Heescheverbuet ». Il essaie de dévier les questions. Ce ne serait qu’« un aspect secondaire », sa priorité serait « datt déi Leit eppes z’iessen hunn an e Bett kréien ». Poussé par les podcasteurs, le Premier lance finalement : « Heiansdo muss de Staat och duerchgräifen. » Il ne pourrait accepter que des gens, notamment des amis à lui, n’osent plus traverser la place Hamilius le soir, « well der do lauter sëtzen déi eng Onsécherheet – reell oder empfonnt – ausstralen ».

Biberich et Bosseler disent « s’intéresser de manière authentique et neutre » à tous les invités. Leur œcuménisme politique a pourtant des limites. Ils se sont ainsi décidés à ne pas inviter Fred Keup, le chef de fraction de l’ADR. Biberich estimait qu’il fallait lui donner l’occasion de présenter son point de vue, mais Bosseler était plus réticent. Il n’aurait pas voulu offrir une plateforme « ouni gewappnet ze sinn, fir him Konter ze bidden » : « Soss hätt hien ons jonk Audience ereecht, ongefiltert. »

Biberich et Bosseler ont décidé de confronter Hollerich à ses déclarations sur l’avortement. Face au Wort, le cardinal avait dit son opposition à l’IVG, même en cas de viol ou d’inceste. Le cardinal maintient la doctrine : «Dat ass net just de Bauch vun der Mamm, dat ass een anert Wiesen ». Il y aurait une « moralesch Verstumpfung » à considérer l’avortement comme « normal ». Il ne serait en revanche « glat guer net » en faveur de punir les femmes qui avortent. C’est que celles-ci seraient sous une « pression immense », que ce soit de la part de leur compagnon ou de la société. Il pourrait donc « vivre avec la dépénalisation », même si l’avortement resterait « sécher schlecht ». Les animateurs du podcast tentent timidement de contre-argumenter. Trois hommes discutant sur les droits reproductifs des femmes ; la scène laisse forcément une impression de gêne...

Fin juillet, le chef d’État-major, Steve Thull, était l’invité de Gëlle Fro. Les podcasteurs affichent leur admiration : « Dir als Leader, wann Dir vun Ärem Team schwätzt, mierkt ee wéi Är Aen liichten. » Pendant l’émission, le général évite d’utiliser le mot « guerre », auquel il préfère l’expression « worst-case scenario », ou « wann et haart op haart kënnt ». La chose militaire, Thull l’aborde dans un langage managérial bourré d’anglicismes : « de Shaping vum Charakter », « den Change », « never ever give up », « situation awareness ». (De l’ancienne vulgate de la Guerre froide ne subsiste que le terme « den Ennemi ».) Au milieu de l’épisode, Bosseler et Biberich se lancent dans un plaidoyer pour un service militaire de base. Les jeunes profiteraient d’une telle « discipline » et la société deviendrait « plus forte au niveau mental ». Évitant toute déclaration politique, Steve Thull répond de manière très pragmatique : Si l’armée devait offrir une instruction à tous les jeunes, elle manquerait très vite d’instructeurs.

Biberich et Bosseler ne cherchent pas la polémique. Ils l’avaient trouvée dès leur deuxième épisode. Leur invité, un « influenceur » YouTube et ancien agent immobilier, racontait son expérience comme instituteur remplaçant à Differdange : « Dat ass esou eng Drecksgemeng. Déi Kanner do hu keng Manéieren. » La phrase provoque un shitstorm sur les réseaux sociaux. Le collège échevinal de Differdange et le ministre Claude Meisch (Differdangeois lui aussi) s’indignaient, et demandaient des excuses. Avec plus de 27 000 visionnages, l’épisode reste de loin le plus cliqué de Gëlle Fro sur YouTube. L’expérience aura durablement marqué Biberich et Bosseler. Après la controverse, estiment les deux podcasteurs, ils seraient devenus « méga-prudents », avant de redevenir « peu à peu plus relax ».

Le but ultime qu’affiche Gëlle Fro, c’est de décrocher une interview avec le Grand-Duc. En fait, c’est plutôt un MacGuffin ; les podcasteurs concèdent ne pas encore avoir fait de demande officielle à la Cour. Le podcast est sponsorisé par l’assureur Axa et la Spuerkeess. Ces contrats donneraient tout au plus « ee gutt Täschegeld », disent Biberich et Bosseler qui revendiquent le titre de premier podcast du pays, « du moins parmi les podcasts indépendants ». Parfois ils font également la promo pour la « gamme aromatisée » de Luxlait. Paulette Lenert en a testé le « caffè latte » lors de son passage : « Ech hätt dat lo wierklech net geschmaacht fräiwëlleg, mee ech fannen et net schlecht ».

Bernard Thomas
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