Les étapes de l‘abaissement de la démocratie représentative

La démocratie s’est arrêtée à Athènes

d'Lëtzebuerger Land du 27.01.2012

La chute de Georges Papandreou (et de son clan) signifie bien plus que la fin méritée d’un système clientéliste qui, en alternance avec les autres familles faussement « patriciennes » comme les Karamanlis, se partageait les prébendes de l’État grec depuis la fin du régime des Colonels en 1974. La « renonciation » au pouvoir par le leader grec (et celle simultanée de son alter ego italien dont les comportements privés n’auraient pas été reniés par Caligula lui-même et dont la privatisation du pouvoir aurait été loué par tous les potentats de l’Italie médiévale) révèle en réalité aux yeux de tous que la démocratie représentative, c’est-à-dire la délégation par les citoyens de la fabrication, de l’amendement et de la sanction de la loi au Parlement, a été « suspendue » en Europe. Les origines de l’abaissement de la démocratie représentative ne sont pas contingentes de la crise économique et financière qui fait chanceler aujourd’hui l’Europe, mais cette dernière illustre l’état dans lequel elle se trouve.

La dévalorisation de l’exercice de la démocratie représentative se trouve d’abord dans l’idée saugrenue que les citoyens européens devraient, pour exercer leurs droits et les faire respecter, pratiquer avant tout une démocratie immédiate, impérative et référendaire grâce notamment aux nouvelles technologies de l’information. La communauté des citoyens n’aurait plus besoin d’enceintes délibératives plus restreintes que sont les parlements puisque la technique permettrait la constitution d’une nouvelle Ecclésia1 composée cette fois-ci de millions d’internautes supposément égaux dans ce forum virtuel. Certes, il faut reconnaître que la médiation des questions qui traversent les sociétés européennes et la représentativité de l’ensemble du corps politique dans les différentes assemblées élues au niveau des États membres et de l’Union européenne sont de moins en moins assurées, pour ne pas dire rendues absconses à une majorité de citoyens.

La professionnalisation des carrières politiques et leur longueur dans le temps, la surreprésentation de certains groupes socio-professionnels, voir l’endogamie, ou bien encore les modes de fonctionnement des enceintes parlementaires hérités des premiers temps de leurs institutionnalisations participent à cet état des choses. Pour autant, faut-il croire, que le vote référendaire dans la conduite de la politique économique d’un Etat, comme proposé par l’ancien Premier ministre des Hellènes, serait la panacée pour restaurer la légitimité du processus décisionnel et en assurer son efficience car recevant l’onction directe du peuple ? Une éthique de la discussion telle qu’avancée par Jürgen Habermas2 est-elle raisonnablement envisageable quand une grande partie des citoyens européens ne savent même pas comment ils assureront leurs fins de mois ou que les systèmes d’éducation publique ne les ont nullement préparés à s’intéresser à la politique et à exercer leurs droits ? Plutôt de remplacer une « démocratie » par une autre, ne serait-il pas plus opportun de restaurer la compétence des Parlements de l’Union européenne en matière de politique budgétaire et de leur donner également le pouvoir de préparer et d’évaluer les politiques publiques, quitte à s’appuyer sur des institutions plus spécialisées, dépendantes hiérarchiquement de ces derniers ?

La seconde étape de l’abaissement de la démocratie représentative est la matrice même des traités européens et la logique fonctionnaliste qui préside à ceux-ci jusqu’à aujourd’hui. La tactique de l’interdépendance des économies européennes par la création du marché intérieur avec le Traité de Rome en 1957 à l’initiative de Jean Monnet, était utile pour dépasser le « provincialisme » des élites européennes après la seconde guerre mondiale (le terme « élite » ne doit pas être pris dans un sens péjoratif). N’oublions jamais, parmi d’autres exemples, que la « Grande Nation » (la France pour les Allemands) fit tout ce qui était de l’ordre du possible pour conserver la Sarre dans son giron, sans prendre la mesure de l’avancée historique de la Déclaration Schuman en 1950, tant dans la pacification des rapports entre l’Allemagne et la France que dans les redéploiements et les convergences de leurs économies respectives. Sans l’intégration européenne et la co-souveraineté des politiques économiques qu’impliquaient progressivement les traités, les économies européennes auraient couru encore plus rapidement le risque d’être marginalisées dans le contexte de la globalisation des échanges.

Pour autant la consolidation de la logique fonctionnaliste et son expansion sans fin dans les différents traités européens, avec un pouvoir de codécision réservé au Parlement européen des plus limités jusqu’aux traités de Nice et de Lisbonne, un évitement quasi systématique de la publicisation des désaccords entre gouvernements européens au nom de la logique intégrationniste, une judiciarisation rampante du politique par les arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne (en l’absence aussi du courage et de cohérence des gouvernements européens dans certains domaines) a provoqué subtilement et inexorablement une distanciation des élites politiques européennes avec leurs commettants.

Ne nous voilons pas la face, la politique n’a jamais été l’affaire de tous, au sens où toute personne se sent intimement engagée en permanence envers elle3. Cependant, où le bât a blessé est que les élites européennes se sont affranchies de leurs responsabilités politiques dans des régimes démocratiques pourtant parlementaires et de leurs devoirs de pédagogie de leurs actions, notamment en se cachant derrière les traités européens et leurs logiques fonctionnalistes. D’une autre manière, les élites européennes ont utilisé l’Union et ses institutions non seulement comme un bouc émissaire bien utile pour se défausser de leurs propres défaillances et turpitudes, tout en refusant dans le même temps la constitution d’un véritable espace public européen, où le Parlement et les partis politiques qui le composent auraient pu être les réceptacles des doléances et des espérances des citoyens européens et pourquoi pas devenir réellement les faiseurs des « rois et des lois européens ».

La troisième étape de l’abaissement de la démocratie représentative est la restriction de la loi et de son domaine au niveau des parlements nationaux, sans que le Parlement européen ne puisse apparaître comme une alternative crédible en la matière en dépit de ses combats pour y arriver. Les principes des choix rationnels, du néo-corporatisme dans le fonctionnement de l’Etat et les mécanismes d’arbitrages entre les différents groupes d’intérêts minant l’autorité de ce dernier4, la multiplication des enceintes de conciliation entre les gouvernements et les partenaires sociaux pour débattre et sanctionner les principales orientations économiques et sociales des États (par exemple la tTripartite au Luxembourg), ont atténué non seulement le rôle des parlements dans leurs fonctions délibératives et législatives mais ont empêché aussi bien aux partis politiques membres des majorités et/ou renvoyés dans l’opposition parlementaire d’expliquer les enjeux de telle ou telle réforme et de dresser des perspectives et des alternatives acceptables pour les citoyens. Qui plus est, en limitant la loi et son domaine par le pouvoir règlementaire et l’implémentation des directives européennes sans que le pouvoir d’initiative de celles-ci soit partagé en amont entre la Commission et le Parlement européen, les citoyens ont été dépossédés de la compréhension des normes nouvelles et du fonctionnement de la politique moderne. Pourquoi devraient-ils participer à des élections législatives nationales ou européennes, tenir comme légitimes ces assemblées alors qu’elles sont des acteurs minorés pour l’instant dans les systèmes actuels de gouvernance mondiale, européenne et nationale ?5

Ce « rabotage » de la pédagogie politique et celui de la loi et de son domaine peuvent conduire aussi des Européens dans les miasmes du discours identitaire et /ou de celui de la supériorité supposée de certains États sur d’autres. Des commentaires adressés aux Irlandais, aux Italiens, aux Grecs et aux Portugais par des organes de presse soi-disant « sérieux » (le Financial Times) ou par des élus européens ont été pour le moins « injurieux » et témoignent ô combien de l’état de la philia entre Européens qui pourtant sied à tout bon fonctionnement d’un régime politique démocratique commun. Les Européens par la tentation de l’égoïsme, engoncés qu’ils sont aussi dans le relativisme et l’hédonisme, font aussi l’économie d’une réflexion d’ensemble sur la performance réelle de leurs économies, sur l’état des valeurs de leurs sociétés et sur la pérennité et les contours futurs de leurs modèles de protection sociale dans un contexte de mondialisation.

La quatrième étape de l’abaissement de la démocratie représentative, peut-être la plus redoutable, c’est la croyance, y compris parmi certaines élites politiques, que l’action politique elle-même est désormais dépourvue de finalité, de critères moraux et d’efficacité. Il est tout de même curieux en démocratie que certains de ses animateurs renoncent d’eux-mêmes à leurs pouvoirs d’initiative et de proposition et à se référer aux valeurs qu’ils l’ont fondé, notamment la dignité humaine, le secours porté à autrui, etc. La société est pourtant ouverte dans le régime démocratique, comme le rappelait Karl Popper6. Les voies sont certes incertaines mais multiples, alors pourquoi affirmer bien souvent qu’une seule politique est envisageable, que les contraintes sont plus importantes dans la conduite des affaires que les marges de manœuvre, que l’adaptabilité est le seul critère de l’action, qu’il est préférable d’éviter le conflit politique raisonné sous prétexte que l’État, au nom d’une neutralité axiologique, ne devrait être in fine qu’un pourvoyeur de services eux-mêmes définis dans d’autres sphères que la politique sanctionnée par la loi ?

En d’autres termes, la tendance à la déresponsabilisation des gouvernements et de leurs actes n’est pas uniquement devant les assemblées et les citoyens, elle est consubstantielle de l’idée qu’ils se font du pouvoir et de son exercice dans les systèmes contemporains de gouvernance. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les gouvernements doivent s’affranchir des règles du droit, de leurs obligations constitutionnelles et conventionnelles (les traités internationaux), d’assujettir l’économie à la politique, de se substituer à la loi naturelle sous prétexte d’être l’expression de la volonté générale ou bien encore de s’immiscer dans l’ensemble des relations privées et publiques qui s’établissent entre les Hommes au risque de tomber dans une autre forme de tyrannie. D’une autre façon, la mondialisation des échanges, des civilisations et des populations, ou bien encore l’émergence de gouvernance à multiples niveaux et à multiples acteurs privés et publics ne doivent pas tétaniser les gouvernements et laisser l’impression à des citoyens qu’ils sont « abandonnés » par ces derniers.

Indépendamment des lourdes responsabilités des gouvernements qui se sont succédé depuis la fin du régime des Colonels quant à l’état de leur économie, des gouvernements européens et « barbares » qui n’ont pas averti publiquement des dérives budgétaires grecques pour mieux dissimuler l’ampleur de leurs propres égarements (y compris l’Allemagne et ses Länder), des spéculations et des nervosités parfois déplacées des marchés pourtant chantres à maintes occasions de la nécessité de la prudence (une éthique des affaires leur serait des plus utiles), ce qui s’est joué en réalité dans la patrie de Solon (et de celle de Cicéron) c’est un abaissement des critères et de l’exercice de la démocratie représentative. C’est surtout une faute politique majeure pour la poursuite et la légitimation d’une union politique entre les Européens.

In fine, nous devons être conscients que les philippiques ne suffisent nullement à restaurer la confiance dans la démocratie représentative et dans le projet européen. Si les Européens ne saisissent pas la chance de réformer leur régime politique européen dépositaire du fabuleux patrimoine constitutionnel et législatif qui est le leur, s’ils acceptent le chant des sirènes du repli identitaire et des muses de l’adaptabilité sans une réflexion, un débat et un contrôle démocratique, ils risquent non seulement d’être comme les anciennes cités de la ligue de Corinthe décrites par Thucydide dans la Guerre du Péloponnèse par rapport aux « nouvelles Athènes » que sont Pékin, New Delhi, Brasilia et Washington mais aussi de ruiner ainsi les efforts des Pères de l’Europe meurtris qu’ils étaient des guerres civiles européennes de 1914 et de 1939. La démocratie ne doit pas s’arrêter à Athènes, ce serait une injure à l’histoire et à l’avenir de notre Union !

L‘auteur est responsable de la chaire de recherche en études parlementaires – Chambre des Députés du Luxembourg (www.législatives.eu) et coordinateur du programme gouvernance européenne à l’Université du Luxembourg (www.europa.uni.lu).
Philippe Poirier
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