Édito

Chère discrétion

d'Lëtzebuerger Land du 06.12.2019

Shakira et Luxaviation cultivent le mystère. Christian Louboutin et les footballeurs belges, tels Eden Hazard ou Romelu Lukaku, s’affichent. Le délai supplémentaire offert aux entreprises et associations pour inscrire leurs bénéficiaires effectifs au registre prévu à cet effet a échu le 1er décembre. L’heure est dorénavant au bilan pour cette mesure mise en œuvre dans le cadre de la bataille internationale pour la transparence financière, intégrée au niveau européen à la directive contre le blanchiment et le financement du terrorisme. Acculé par les scandales médiatiques tels Luxleaks et Panama Papers, ainsi que les révélations plus show biz, le gouvernement a opté pour une interprétation large et volontariste du texte voté par le Parlement et les États membres. Par exemple, il offre à chacun l’accès aux informations sur les bénéficiaires quand nombre d’États membres le bornent aux autorités. Le ministère de la Justice, responsable du dossier, joue également la carte de la sévérité avec des amendes administratives pouvant dépasser le million d’euros. C’est énorme.

Au 2 décembre, 73 pour cent des entités avaient fiché leurs bénéficiaires effectifs. Le ministère estime toutefois qu’en écrémant les associations qui vont disparaître naturellement, seuls dix pour cent des entités immatriculées ne se sont pas mises en conformité, soit 13 000 unités. On doute néanmoins que les autorités sévissent de manière généralisée (en appliquant l’amende la plus basse, les recettes administratives s’élèveraient à plus de treize millions d’euros). On tape très très peu sur les doigts des sociétés qui ne satisfont pas au devoir de livrer les comptes annuels endéans six mois après la clôture de l’exercice. Qui sont-elles d’ailleurs ces autorités ? Selon la loi, le groupement d’intérêt économique « Luxembourg Business Register » gère l’exhaustivité et la qualité de l’information fournie par les sociétés. Le GIE invite ensuite les entités ou leurs mandataires à se mettre en conformité. À défaut, à l’issue d’une procédure relativement complexe, « toute personne intéressée » peut déposer un recours devant le tribunal, siégeant en référé (la procédure de l’urgence). Le procureur sera saisi en cas de condamnation et de non mise en conformité. Autant dire que la banquise arctique aura fondu avant qu’une peine ne soit prononcée dans ce cadre.

La loi permet en outre plusieurs exonérations au principe de publicité. L’accès aux informations est limité aux autorités nationales s’il expose le bénéficiaire effectif à « un risque disproportionné, au risque de fraude, d’enlèvement, de chantage, d’extorsion, de harcèlement, de violence ou intimidation », ou lorsque le bénéficiaire effectif est un mineur. Bref, la marge d’interprétation paraît assez épaisse (le registre dit adopter une politique « très restrictive ») et les recours bloquent la mise à disposition des informations. Ce qui explique sans doute pourquoi Shakira n’apparaît pas (encore) comme bénéficiaire effective de ACE Entertainment, société luxembourgeoise qui porterait certains droits de l’artiste colombienne comme la presse l’indiquait en 2017. La timidité de Luxaviation porte sans doute d’autres raisons, possiblement légitimes. On constate de manière générale que les entreprises conservent la possibilité de cacher leurs actionnaires. La discrétion, particulièrement appréciée quand on a quelque chose à se reprocher, est aussi rendue possible par l’entremise de sociétés écrans où d’hommes de paille. C’est possible, oui, mais c’est plus cher. Les personnes physiques et morales concernées se creusent dorénavant la cervelle pour savoir s’il vaut mieux continuer à se cacher (et où le faire le cas échéant) ou se mettre en conformité et accepter la publicité d’une partie de sa fortune, à l’image du chausseur de luxe français ou des diables rouges. Parce qu’elle relève la barre de l’opacité, la loi luxembourgeoise sur les bénéficiaires effectifs est à ce titre un demi-succès.

Pierre Sorlut
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