Changement de gouvernance en cours à la Brasserie nationale et jubilé de George Lentz Jr

Trounwiessel

Adrienne Meyers (« Madame Lentz »), Georges Mathias Lentz et Isabelle Lentz le 6 mars au tribunal de l’UE
Photo: Gilles Kayser
d'Lëtzebuerger Land du 12.09.2025

La semaine passée, la Brasserie nationale a communiqué sur la distribution, avec l’achat de casiers, de deux verres collector : L’un pour le jubilé des 25 ans de règne du Grand-Duc Henri, l’autre pour le prochain changement au trône avec le monogramme du futur Grand-Duc Guillaume. Le communiqué est signé de la « CEO » Isabelle Lentz. « Après quarante ans au service de la bière, le temps est venu pour Georges Lentz Jr de céder sa place aux jeunes. » La phrase est glissée à la 258e page de l’ouvrage La Brasserie nationale écrit par Yves Claude. Y est là aussi célébré le jubilé de l’entreprise née de la fusion en 1975 de Funck-Bricher et Bofferding, mais aussi (en quelque sorte) celui du truculent baron de la bière luxembourgeoise. Georges Lentz a rejoint la brasserie familiale en 1974. Il en a pris la direction en 1986. Et la dixième génération se présente selon le narratif corporate. Georges Lentz Jr en a confié les rênes à sa fille. « Isabelle saura y faire », avance Jean-Louis Schiltz, qui a lui-même pris la suite de son père comme avocat de la brasserie dans les années 1980. Jusqu’à en devenir le président en juin 2021 (voir encadré).

La Brasserie nationale est un musée fait livre. En quatrième de couverture, l’historien Charles Barthel offre une caution scientifique : « Quand la passion du collectionneur d’objets se marie avec l’érudition de l’historiographe désireux (…) de resituer les choses dans leur contexte, naît un ouvrage comme celui-ci ». Si l’ensemble manque de rigueur éditoriale (le sous-titre « D’artisans locaux à l’acteur mondial » porte une faute syntaxique ou le nom d’un protagoniste, Frédéric de Radiguès, est continuellement mal orthographié), les très nombreuses informations sont documentées et sourcées. L’ouvrage est en fait un remboursement de dette en nature de la part de son auteur. Yves Claude, président de l’association Musée brassicole des deux Luxembourg, raconte en préface que dans son entreprise de rénovation d’un camion-débit Diekirch datant de 1974 (une fourgonnette-comptoir), il n’avait trouvé pour seul bailleur de fonds que le concurrent historique, Georges Lentz Jr. En 2009, ce dernier avait donné 24 000 euros en guise de « soutien au sauvetage du patrimoine brassicole ». Pour remercier le « bienfaiteur », Yves Claude a débuté (en 2018) un long travail de recherche pour restituer l’histoire de son entreprise. Des « brasseurs de bières et brasseurs d’affaires dont (…) la saga restait à raconter » avec « une documentation riche (…) plutôt rare pour des PME », écrit Charles Barthel. »

Yves Claude remonte à 1764, année de l’entrée dans la famille de la brasserie du Grund, quand Johann Linden a repris les locaux sur l’Alzette. Sa fille Anne-Catherine se mariera plus tard avec Henri Funck (du Grund). Son fils Mathias ajoutera au nom de la bière le patronyme de son épouse, Catherine Bricher. D’artisans les Funck deviennent au fil des ans des notables. L’auteur Yves Claude déterre un article du journal satirique De Mitock qui moque, en 1939, le « règne féodal » des Funck au Grund, une famille propriétaire du foncier dans la ville basse qui méprise les ouvriers footballeurs, en leur imposant une location du terrain trop onéreuse. Georges Lentz Senior qui, en 1949, a hérité de Marie Funck du patrimoine industriel et immobilier leur offrira l’utilisation du terrain.

L’auteur Yves Claude dessine les arbres généalogiques. Les Funck d’abord. Les Lentz ensuite. Georges Lentz a eu deux enfants : Marie Françoise et Georges Mathias (ou Georges Junior). La première s’est mariée avec Thierry Glaesener. Ils ont donné naissance à Robert Glaesener (qui a dirigé l’une des rares start-up luxembourgeoises à avoir connu du succès à l’international, Trendiction) et Philippe Glaesener (qui vend des capacités satellites aux États et qui est en couple avec l’échevine libérale Corinne Cahen). Dans cette branche, seul « le beauf », Thierry Glaesener, a travaillé pour la brasserie (les Glaesener bénéficient toutefois d’une rente immobilière). Georges Mathias Lentz est celui qui s’est le plus impliqué. Des deux enfants qu’il a eus avec Adrienne Meyers, c’est Isabelle Lentz (née 1979) qui tient la corde pour reprendre la direction de l’entreprise. Mathias Lentz (né en 1981) avait commencé à le faire en 2023, côté brasserie (quand sa sœur œuvrait à la distribution chez Munhowen). Mais il a finalement remplacé son beau-père, défunt, à la tête de son groupe immobilier basé à Londres, Lai Sun development. À la demande de sa belle-mère endeuillée, apprend-on dans La Brasserie nationale.

Selon Yves Claude, Le défi américain de Jean-Jacques Servan-Schreiber influence la pratique managériale de Georges Lentz Junior. Celui qui a fini ses études (commencées à Nancy) à la Miami University à Oxford (Ohio) voit en les conglomérats américains une menace pour les entreprises européennes. Un principe le guidera toute sa carrière : « Il vaut mieux manger qu’être mangé. » Le paternel a suivi la même logique dans un contexte de consolidation des brasseries pour gagner en rentabilité. En 1970, la première tentative de Brasserie réunies (Diekirch, Clausen et Bofferding) a échoué. L’année suivante, Clausen a fusionné avec Mousel qui venait elle-même d’acquérir Gruber et Buchholtz. Diekirch (la brasserie la plus moderne) a elle tenté de racheter Henri Funck à Neudorf. En vain. Trois notables de l’Arbed (Guillaume Konsbruck, Georges Faber et Norbert von Kutnitzki) et l’avocat Louis Schiltz ont alors conseillé à Georges Lentz Senior de s’allier à Bofferding. L’ouvrage sur la Brasserie nationale renseigne sur les réseaux d’affaires de l’époque : À la demande de la famille Bofferding, « la Banque générale de Luxembourg, avec l’aide de son manager Toto Schleimer et assistée d’André Elvinger et Paul Wolter (avocats) », était entrée en contact avec le trio de l’Arbed conseillant les Lentz. La Fiduciaire générale (future Deloitte) gérée par Georges Kioes assistait le groupe Bofferding. La fusion a été validée. La production s’est établie à Bascharage, le siège au Grund (rue Plaetis dans le fief Lentz) et l’administratif au Limpertsberg. Plus tard, les locaux de l’ancienne brasserie du Grund accueilleront la Chase Manhattan Bank puis Amazon. L’administration publique luxembourgeoise (services du ministère d’État et Naturmusée) a, depuis, remplacé les multinationales américaines.

En 1975, la Bofferding était perçue dans la capitale comme de la « Aarbechter-Schwees, en allusions aux clients principaux, les travailleurs du bassin minier », écrit Yves Claude. L’entreprise s’est modernisée. Elle a investi dans le marketing. Bofferding a par exemple vendu des cannettes personnalisées à Icelandair et Bahamasair pour leurs vols en direction de l’Amérique. Bofferding a ensuite entrepris une reconnaissance aérienne des campings pour démarcher leurs gérants et installer des buvettes au sigle BBBB (pour Bière Brasserie Bofferding à Bascharage). Yves Claude resitue la consommation de bière dans un contexte économique plus large. Le prix de vente est devenu une préoccupation majeure après le premier choc pétrolier. « Le pouvoir d’achat a baissé dans une partie de la population », note Claude.
Dierkirch et Mousel pouvaient produire à moindres coûts. Les dirigeants de la Brasserie nationale auraient eu « plus d’un tour dans leur sac », notamment la shrinkflation : « Ils décident de diminuer la contenance de leurs bouteilles de type verre perdu en la réduisant de 0,33 à 0,25 litre. Avec cette astuce, ils arrivent à afficher le même prix de vente que leurs concurrents », raconte Yves Claude. Les appellations « bière de luxe » ou « de prestige » disparaissaient alors des étiquettes (documentées dans l’ouvrage) qui les avaient arborées des décennies durant.

Les patrons aiment répéter que les défis deviennent des opportunités. Au second choc pétrolier, la Brasserie nationale a proposé aux anciens sidérurgistes et mineurs un plan de reconversion dans le débit de boissons. « La brasserie garantit un salaire mensuel de 60 000 francs et offre un crédit intéressant pour financer l’achat de matériel », lisait-on sur les prospectus collés aux murs. L’initiative a permis à la brasserie de renforcer son réseau de distribution. Elle couvrait au début des années 1980 « pratiquement chaque localité dans le Sud du pays ». S’ajoutent des anecdotes savoureuses d’ordre géopolitique. L’ambassadeur de l’URSS demande à visiter la brasserie. À l’issue du tour dans les installations, les diplomates refusent le déjeuner offert par Bofferding et consomment leur « pique-nique » : caviar, pain et vodka. L’ambiance se détend. La direction apprendra plus tard que les Russes avaient voulu vérifier que les « Raketenartige Gebilde » qui ont fait l’objet d’un publireportage quelques jours plus tôt dans le Wort (en réalité six fûts géants en aluminium) ne sont pas des lance-missiles orientés vers l’empire soviétique. « Les Soviétiques sont rassurés. Bascharage ne va pas devenir un sujet de discorde entre les deux plus grandes puissances mondiales », écrit Yves Claude.

Georges Lentz Junior étend son propre empire. Non sans écueil. Quelques mois après son arrivée, il s’est rendu chez les héritiers de feu Henri Funck avec une offre sonnante et trébuchante de 248 millions de francs pour leur brasserie. Certains n’auraient pas apprécié qu’un « jeune manager tout juste sorti des bancs de l’école », cherche à leur expliquer comment faire de l’argent avec de la bière. Face à Yves Claude, Georges Lentz Junior regrette aujourd’hui la méthode : « Nous aurions dû envoyer un négociateur issu de la même génération que nos interlocuteurs ». En 1975, la Brasserie nationale pesait 23 pour cent de la production nationale. « Nous n’avions pas encore les trente pour cent que nous souhaitions. Idéalement, une fusion des trois ou quatre grandes brasseries locales aurait pu créer une entité qui aurait joué un rôle certain sur le marché européen », dira Georges Lentz Junior dans Histoires de familles, le recueil de Maison moderne (éditeur de Paperjam) sur les dynasties entrepreneuriales locales.

La Brasserie nationale s’étend assez peu sur les dissensions entre les familles Bofferding et Lentz après la fusion : « L’entreprise est de moins en moins gérable au niveau stratégique et décisionnel. » Elles ont été longuement détaillées par Paul Bofferding dans Les Bofferding, Brasseurs à Bascharage (d’Land, 24.11.2023), un ouvrage fustigé par Georges Lentz. Yves Claude narre la séquence de l’achat des parts des Bofferding par les Lentz. En 1986, Marie-Paule Peffer (qui concentrait l’essentiel du capital côté Bofferding), assistée d’André Elvinger et Paul Wolter, a proposé le rachat des parts Lentz pour 700 millions de francs. Les Lentz ont refusé et retourné l’offre au même prix. Elle a été entérinée l’année suivante. En 1990, Bofferding atteignait 45 pour cent de parts du marché des bières produites au Luxembourg. Georges Lentz a néanmoins tenté de grossir davantage. En 1993, il a contacté Interbrew pour reprendre leurs parts dans Mousel. L’approche amicale a échoué. Brasserie nationale a tenté une OPA hostile : l’opération AAA. Celle-ci a aussi échoué. Les Brasseries réunies et Diekirch s’étaient déjà rapprochés d’Interbrew, qui avait des représentants aux conseils d’administration des deux entités. Georges Lentz a donc travaillé sur l’intégration verticale. En 1993, Brasserie nationale a progressivement acquis Francy Hippert Distributions (Bettembourg) pour desservir les clients Horeca et un portefeuille de produits pour lesquels elle était en partie distributeur exclusif. En 1995, la brasserie de Bascharage a aussi acheté l’entreprise Eschbour & Cie pour développer son portefeuille clients. Puis Munhowen est tombée dans l’escarcelle. Son nouveau dépôt à Ehlerange a été inauguré en 2003 par le ministre de l’Économie, Henri Grethen (DP). La même année, Brasserie nationale a racheté Battin pour un million d’euros. Le périmètre comptait des immeubles de la brasserie, de la maison familiale, du fonds de commerce de vingt bistrots sous contrat, des machines, des véhicules. « Vu sa situation dominante » sur le marché domestique et l’impossibilité de croître de manière externe, la Brasserie nationale s’est tournée vers l’export, notamment en France.

Le chapitre « Justicia s’en mêle » revêt une teinte populiste. Il vise l’intervention de la Commission européenne en 2000. L’autorité européenne en charge de la concurrence s’est inquiétée d’une « convention entre les brasseurs » datant de 1985, un cartel. Interbrew avait dénoncé cette entente quand elle avait pris le contrôle de Diekirch et de Mousel. Yves Claude explique qu’Interbrew avait balancé les brasseurs luxembourgeois pour prendre moins cher dans deux autres affaires où la multinationale était mouillée, aux Pays-Bas et en Belgique. L’affaire luxembourgeoise visait la « clause de bière » qui protège l’exclusivité de l’approvisionnement des débits de boissons par un brasseur local. Yves Claude livre un narratif en faveur de ladite convention : « Faute de législation précise (sur les clauses d’exclusivité de distribution, ndlr), plusieurs affaires de ce genre sont jugées en défaveur de la brasserie. N’oublions pas que les brasseries ont toujours été les principaux bailleurs de fonds des établissements (comptoir, mobilier, aménagement, toiture, installations sanitaires, etc) tandis que les autres fournisseurs ne font que très peu d’efforts en faveur de la bonne marche de l’établissement. »

La position de la Commission est présentée avec beaucoup de recul. Sont détaillées les peines. Brasserie de Luxembourg Mousel-Diekirch, 2,4 millions d’euros, Bofferding 400 000, Simon et Battin 24 000. L’auteur calimérise pour Georges Lentz Jr : il est « étonnant » que Brasserie nationale soit condamnée à une amende « aussi élevée » alors que son chiffre d’affaires ne représente que 0,5 pour cent de celui d’Interbrew. Est cité Georges Lentz : « Nous sommes révoltés par cette décision qui montre que les PME n’ont rien à faire dans le marché unique européen ». Il dénonce encore « l’hypocrisie » d’Interbrew qui siège depuis trente ans au CA de Mousel et 18 chez Diekirch. L’appel interjeté par la Brasserie nationale ne donnera rien.

Et le différend entre Interbrew-AB Inbev et Brasserie nationale se déplacera en 2024 vers ce qu’Yves Claude présente comme « le dernier coup de poker » de Georges Lentz Junior. Munhowen, numéro un de la distribution, a mis la main sur le numéro deux, Heintz. Après le départ en retraite du patron, « les solutions qui sautaient aux yeux étaient soit de vendre à un grand acteur luxembourgeois, soit à un groupe étranger ». Munhowen s’est imposé. « Mais cette transaction n’est pas au gout de tout le monde », écrit Yves Claude. Le 7 février 2024, l’Autorité de la concurrence a demandé à la Commission européenne d’examiner l’acquisition. Un tiers a dénoncé la transaction, car le chiffres d’affaires de la nouvelle entité passait sous le radar du régime européen des concentrations. « Les regards de la presse se sont tournés vers AB-Inbev, » suggère innocemment Yves Claude. Mousel-Diekirch était entré au capital de Boissons Heintz en 2000 quand elle leur avait cédé sa filiale Euroboissons. Mais AB Inbev a préféré vendre sa participation de dix pour cent dans Boissons Heintz à Brasserie nationale. Cette dernière a contesté la demande de renvoi devant la justice européenne. La famille Lentz a été déboutée.

« Le pouvoir de marché » résultant de la fusion (84 pour cent de la distribution à l’Horeca) « pourrait susciter des problèmes de verrouillage, notamment en ce qui concerne l’accès des producteurs de boissons établis en dehors du Luxembourg et sans capacité de distribution dans cet État membre », ont relevé les juges. Leur jugement reprend en outre l’argument de la Commission de sa légimité à vérifier d’éventuelles atteintes au marché unique car le Luxembourg ne dispose pas de régime de contrôle des concentrations. C’est le seul pays de l’UE qui s’en passe. Cette absence longtemps souhaitée par les gouvernements a permis aux champions nationaux comme Brasserie nationale de prospérer (un projet de loi introduisant un tel régime, sur mesure, a néanmoins été déposé en août 2023 par Franz Fayot, LSAP). L’enquête de la Commission se poursuit. Isabelle Lentz hérite-t-elle aussi de cette procédure ou un accord à l’amiable sera-t-il trouvé (avec une cession des activités distribution de gros par exemple) ? « La direction générale du groupe Brasserie nationale-Munhowen est assurée par Isabelle Lentz, » conclut Yves Claude à la dernière phrase de son ouvrage. Les publications au registre de commerce renseignent pourtant toujours Georges Lentz Junior comme administrateur délégué. Face au Land, l’intéressé joue la montre, comme s’il rechignait à lâcher le manche.

Schiltz no more

Jean-Lou Schiltz a abandonné le poste de président du conseil d’administration de Brasserie nationale le 10 mars dernier. L’ancien ministre CSV a démissionné de ses fonctions auprès de la Brasserie nationale quatre après avoir subi un camouflet devant les juges du Tribunal de l’Union européenne. Il ne pouvait à la fois présider la brasserie et la représenter devant la justice européenne, une « question d’indépendance », avait fait valoir la juge Maria-José Costeira lors de l’audience du 6 mars, avant de lui demander d’enlever sa robe. Il pourra néanmoins la renfiler. Brasserie nationale a été déboutée le 2 juillet. L’incident est documenté dans le jugement mais est considéré comme marginal puisque Brasserie nationale avait un autre avocat, indépendant lui, en la personne Gilbert Parleani, ancien prof de Schiltz à la Sorbonne. Brasserie nationale a fait appel et Georges Lentz Jr peut à nouveau s’attacher les services de son fidèle avocat.

Pierre Sorlut
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