Panorama narratif et mirage
Entre Luxembourg-ville et Esch, la crête sablo-argileuse se soulève paresseusement à 340 mètres d’altitude au sud de Leudelange, puis s’affaisse vers 280 mètres d’Esch. Vestige probable d’une ancienne mer fossile, cette onde géologique offre un balcon discret vers le sud, cadré depuis toujours par le Gehaansbierg à gauche, le Zolwerknapp et le Lötschet à droite. Sur scène, une compression d’objets : le château d’eau de Foetz aligné avec les silos de cimenterie devant les clochers Saint-Joseph, les hauts-fourneaux se dissimulant entre tours de verre, savoir et finance. Rien ici de pittoresque. Plutôt un paysage-script, condensant en un seul panorama le récit du pays : de l’agriculture au capital, du fer à la finance, du clocher à la tour universitaire.
L’A4 surgit du Leidelenger Besch, déroule ses courbes entre collines, haies et pavillons, longe les fermes de Mondercange avant de disparaître derrière Foetz, mère des zones commerciales. Puis, rupture : à Pontpierre-Wickrange, face à des petites maisons pavillonnaires, surgit un socle de quatre niveaux, une tour de quatorze, une barre de dix. Par canicule, l’ensemble vibre comme un mirage. Apparaît un remix des boîtes commerciales et industrielles de Foetz, mais agrandi, densifié, comme si l’échelle avait soudain changé de régime.
À première vue, le choc d’échelle agit comme une provocation. Le projet se dresse en rupture totale avec le dogme du médiocre, du formaté, du status-quo, du juste assez. Rien que le fait de supprimer le parking en surface, ce tapis asphalté rituel de toute périphérie, et de condenser les programmes dans une enveloppe continue relève d’un geste rare. L’initiative entrepreneuriale qui a rendu cette masse possible mérite, sur ce point, d’être saluée.
Mais l’admiration intuitive cède vite à une lecture plus froide. Vue à travers le prisme de la théorie critique, l’architecture ici ne fait que dérouler le scénario déjà transcrit du Bigness1 : la grande boîte standardisée, archétype des périphéries globalisées. Un contenant avant tout, dicté par la fonction : stocker, distribuer, vendre, et par l’obsession logistique de l’efficacité et de la standardisation. Pour Koolhaas, le Bigness ou Big Boxness est le symptôme avancé de la Generic City : une ville sans mémoire ni attache, dont les espaces sont définis par leur utilité temporaire.
L’esthétique est celle de la neutralité calibrée : bardage métallique, béton préfabriqué, façades interchangeables. Un langage conçu pour voyager : la même boîte pourrait se poser à Dubaï, Shenzhen ou Wickrange sans perdre une miette de son sens… ni en gagner. La logique de son implantation est identique, à portée d’échangeur, présent ou à produire, arrimée au flux automobile, coupée des centralités, contribuant à leur lente érosion.
Ces volumes possèdent la plasticité du provisoire : aujourd’hui magasin, demain entrepôt, salle de sport ou data center. Une flexibilité structurelle vendue comme une vertu, mais intimement liée à une obsolescence programmée. Leur durée de vie ne se compte pas en décennies, mais en cycles commerciaux ; la prochaine campagne marketing, la prochaine enseigne, le prochain bail.
Hans Kollhoff, dans un essai quasi apocalyptique sur la condition de l’architecte, donne la formule : Dans le capitalisme de consommation, le bâtiment durable est une anomalie irritante. Mieux il est construit, beau, utile, résistant, plus il compromet le profit. Sa valeur – esthétique, fonctionnelle, structurelle – n’entre pas dans le calcul de la prospérité, le PIB. Ce n’est que lorsqu’on le détruit et qu’on le reconstruit, aussi médiocre soit la qualité, que les indicateurs s’affolent, que notre « richesse » semble croître.
L’enfer du décor Ceci est une critique à l’aveugle : sans visite, sans immersion, sans expérience physique de l’espace. Une hypothèse donc, possiblement fausse. Mais face aux documents disponibles – rendus 3D léchés, slogans et publicités calibrés – peut-être est-ce la seule méthode d’analyse appropriée. Anticiper, appréhender l’objet tel qu’il se donne à voir, comme un produit avant d’être un lieu.
Car ici, il ne s’agit pas d’architecture au sens d’un espace façonnant la vie. C’est une superposition de surfaces marchandes, injectées de programmes ex nihilo, vendue sous l’étiquette multi-experience destination. Une architecture bidimensionnelle, comptable, spéculative, dont une spatialité ne se déclenche qu’au moment où le consommateur emprunte l’escalateur et entre une troisième dimension.
Sans affect, sans charge émotionnelle, la structure empile et extrude des plateaux commerciaux, habillés des finitions les plus génériques possibles, démontables, recyclables, reconfigurables pour des fonctions toujours plus interchangeables et consommables. « Single-serving architecture », dirait Tyler Durden3. Nous ne construisons plus de pyramides, mais des machines à… prônerait Le Corbusier4. La « circularité let’s make it happen » devient alibi pour justifier le mal pensé, le mal situé, l’inutile, le mal branlé (pardon my French).
Tout annonce la matérialisation d’un décor intégralement synthétique : plastique moulé imitant le bois, céramique avec nervures imprimées, plantes figées en polymère. Une iconographie calibrée pour Instagram : Une dose de hippie chic avec courbes et teintes terreuses, une autre de Japandi, ce minimalisme japonais fantasmé et fusionné au confort scandinave de catalogue, un paquet d’industrial grunge avec briques factices, métal peint, béton imité, et un soupçon de Disney fun, pour jeunes parents et éternels Peter Pan. Nous glissons de l’architecture comme infrastructure de vie vers l’architecture comme fabrication de décor. Rue, place, façade, espace, tout devient arrière-plan, interchangeable, prêt à se dissoudre dans le flux d’images frontales. L’architecture n’accueille plus, elle expose. Elle n’organise plus la vie, elle la scénarise en instantanés.
Nouveau vernaculaire ? L’hyperdensité compactée en boîtes, coiffée de toitures plates hérissées de protubérances techniques, enveloppée d’un panneau LED soigneusement plié autour des arêtes… Serait-ce là le nouveau vernaculaire luxembourgeois ? Traditionnellement, le vernaculaire naît des ressources locales : matériaux extraits du sol environnant, savoir-faire transmis, formes affinées par le climat, souvent sans architecte. Ici, sauf absence d’architecte, c’est l’inverse : des complexes initiés, financés, parfois esquissés par leurs promoteurs, imposant des logiques de production, d’assemblage et de rendement issues d’une économie globalisée. Un vernaculaire du flux et de la finance, qui exige tout de même une maîtrise technique réelle, une obstination méthodique, et un capital politique certain, enviable.
Ce nouveau vernaculaire est le symptôme d’une société où le débat sur l’urbain fait défaut, remplacé par un mépris latent de l’architecture. Il manque une conversation publique éclairée sur le pourquoi, le comment et le où du développement, de la construction. Des projets qui soient plus que l’illustration de la solvabilité d’un terrain ; des constructions qui matérialisent nos anticipations et ambitions collectives. Non pas des conteneurs abrutis, mais des lieux capables d’équiper notre demain.
Next Non-lieu Au Luxembourg, le mot « non-lieu » circule surtout dans le vocabulaire juridique. Le sociologue Marc Augé lui donne un tout autre sens : désigner ces espaces de circulation, de consommation ou de communication qui ne portent ni mémoire, ni relations, ni identité. Des lieux sans lieu. À l’inverse du village ou de la place, qui tissent une continuité et cohésion sociale, culturelle et historique, le non-lieu est fonctionnel, transitoire, standardisé, interchangeable, anonyme.
Ironiquement, la typologie du mall fut initialement conçue par l’austro-américain Victor Gruen portant des idéaux socialistes. Son ambition était de recréer un espace public manquant dans les banlieues américaines, en offrant un lieu de rencontre et de culture pour des communautés dispersées par le suburbia. Le mall devait compenser la rue absente, fournir l’agora que la croissance automobile avait effacée. Aujourd’hui symbole d’hyperconsommation et de privatisation de l’espace, il produit l’enclave climatisée, l’utérus de la consommation.
À Pontpierre-Wickrange, la vocation semble claire : produire méthodiquement du Fomo5, nourri par un flux continu de selfies et de reels, cadrés dans des décors standardisés, décontextualisés, réduits à la pure surface décorative. Ici, l’espace n’est pas destiné à être habité, mais capté, consommé, communiqué, puis effacé.
Derrière la surface architecturale, cette peau photogénique calibrée pour la communication, l’implantation du projet agit comme un geste stratégique sur le territoire. Ce geste n’est ni neutre, ni innocent et devrait constituer le véritable centre du débat. Là où l’analyse cesse de porter sur l’objet et commence à interroger la manière dont il reconfigure le paysage, les flux et les récits qui l’entourent.
Zone interurbaine : verte, vertueuse, vitale Nous appelons Zone verte interurbaine (ZVI) ce paysage entre la conurbation-centre, qui devrait, tôt ou tard, s’agglomérer en métropole du Grand Luxembourg, et l’agglomération-sud, ce territoire transfrontalier productif. C’est dans cet apparent no man’s land que le complexe se parachute, qu’il pénètre, indifférent et inévitable.
La notion de ZVI surgit en 2002, lors de la première tentative de planification nationale (Integrated Transport and Spatial Development Concept) conduite par Albert Speer Jr qui devait dompter l’équation impossible : croissance infinie contre collapse des infrastructures. Sa réponse va vers un schéma polycentrique, de pôles urbains reliés par le transport collectif, hiérarchisés par des zones vertes, dont l’interurbaine, la ZVI.
Vingt ans plus tard, les flèches vertes du schéma, simples abstractions graphiques, se matérialisent, désormais classées en « espaces paysagers non fragmentés, coincés entre deux zones urbaines et menacés par l’étalement ». À protéger, dit-on, pour la qualité de vie, l’agriculture, la forêt, la détente, la continuité écologique et paysagère. Traduction bureaucratique et compromis politique d’une utopie graphique, elle entre en vigueur dans le Plan sectoriel Paysage6.
L’urgence climatique, désormais tangible au Luxembourg, impose une relecture du territoire à la fois sensible et scientifique. Le sud accumule la chaleur et est incapable de la relâcher la nuit. Jusqu’à 46 degrés en PET (Physiologically Equivalent Temperature). L’urgence n’est plus une hypothèse, mais une réalité. Si l’étude vise les communes denses, ses cartes dévoilent qu’au-delà des communes syndicalisées, dans la ZVI, des poches de fraîcheur sont rognées par un archipel d’îlots de chaleur.
Cette zone paysagère, qui reste une réserve foncière pour les uns, devient poumon vital du territoire pour les autres. Au-delà de ces attributs climatiques invisibles, ce paysage intègre une capacité d’approvisionnement en ressources vitales – nourriture, eau, matières premières, biomasse – en faisant une assurance silencieuse, un stock stratégique prêt à soutenir les villes quand ses flux externes se rompent.
Le paysage livre une capacité de transformation qui en fait l’estomac des villes, digérant déchets, eaux usées et rebuts, opérant dans l’ombre les fonctions que les agglomérations ne veulent pas voir. La ZVI n’est donc pas un vert décoratif, mais une infrastructure vivante, un assemblage de vertus opérationnelles, indispensables à la survie et à la résilience des agglomérations qu’elle sépare et relie tout à la fois. Un paysage d’intérêt national.
Croissance, aménagement et sol Le climat n’est plus une abstraction, c’est un paramètre de conception de l’aménagement du territoire. L’usage du sol devient un acte irréversible. Artificialiser, c’est détruire un corridor d’air frais, neutraliser une zone d’infiltration de l’eau, effacer une capacité d’absorption du CO₂. Quand cette artificialisation ne sert pas à une « agriculture en environnement contrôlé », elle retire au sol sa fonction alimentaire, renforçant notre dépendance à des terres extérieures et, par extension, à d’autres régimes politiques.
La Zan – Zéro artificialisation nette – qui semble affoler élus et électeurs, comme si elle annonçait la fin du développement, vise un changement de paradigme et pour questionner la pénurie d’une ressource non renouvelable : le sol. Cela demande de réorienter nos priorités pour mieux loger, préserver et activer nos paysages, plutôt que de continuer à grignoter le territoire au profit d’un PIB dopé par la consommation.
Si l’on veut maintenir les services écosystémiques vitaux à notre petite société, la croissance ne pourra plus rimer avec étalement. Elle devra signifier intensification. Mais dans le cas qui nous occupe, l’intensification est absente. Le complexe commercial est parachuté dans un contexte rurbain, un hinterland jusque-là épargné par l’industrialisation secondaire et tertiaire. Son accès exige la création d’une nouvelle sortie d’autoroute et table sur un futur arrêt de tram. La sortie seule double l’emprise routière et le tram, censé relier Esch et Luxembourg en express, risque de se transformer en desserte commerciale, ralentissant des vies au bénéfice de la consommation.
Jurassic Park urbanistique Avec son implantation, ce complexe pourrait-il se réinventer en porte d’entrée vers la ZVI, en interface active avec le paysage ? Peu probable. On n’imagine pas un marché de produits locaux surgir dans ce décor bobo-chic globalisé. Au mieux, il pourrait canaliser les flux des joggeurs et cyclistes attirés par ce décor pastoral, aménager des trajets qui orchestrent la cohabitation entre humains et non-humains, et contribuer, presque par accident, à la préservation d’une biodiversité et d’un paysage critique.
Mais le problème est plus profond. Le projet a trente ans de retard. Il prolonge un héritage dystopique de l’aménagement d’un milieu hostile, navigable uniquement en SUV climatisé. Partout ailleurs en Europe, on lance des concours pour réinventer ce type de zone. En France, un Plan national de transformation des zones commerciales7, 26 millions d’euros à la clé, finance la reconversion de ces périphéries en quartiers mixtes et vivants. Ici, on investit dans leur extension. Le Luxembourg devient un Jurassic Park urbanistique (ceci n’est pas un parc merveilleux).
L’intensification urbaine ne peut exister que dans des nœuds stratégiques desservis par des infrastructures existantes, connectés à des proximités réelles, implantés sur des sols déjà artificialisés. Il nous faut de nouvelles échelles, de nouvelles typologies, de nouveaux programmes, et de l’architecture, svp.
Ce sont ces aspects qui offrent une chance de corriger les erreurs du passé, de réinventer nos héritages difficiles en phase avec les défis de notre époque. Tout le reste, toute autre entreprise, relève du crime.
1 Koolhaas, Rem, and Bruce Mau. “Bigness or the Problem of Large” In S,M,L,XL , 492-515. New York: Monacelli Press, 1995
2 Kollhoff, Hans. Architekten: Ein Metier baut ab . zu Klampen Verlag, 2022
3 Fincher, David. Fight Club. Twentieth Century Fox, 1999
4 Le Corbusier. Vers une architecture. Paris: G. Crès et Cie. 1923
5 Le Fomo (Fear Of Missing Out, littéralement « peur de rater quelque chose ») désigne un sentiment d’anxiété sociale né de la crainte de passer à côté d’expériences, d’événements ou d’opportunités auxquels d’autres participent
6 amenagement-territoire.public.lu/content/dam/amenagement_territoire/fr/plans_caractere_reglementaire/plans_sectoriels/ paysage/PSP_DocumentTechnique1.pdf
7 presse.economie.gouv.fr/plan-de-transformation-des-zones-commerciales