La réforme des aides pour études supérieures crée de nouvelles inégalités

Quels « besoins réels » ?

d'Lëtzebuerger Land du 21.03.2014

À quatre ans d’écart, deux ministres de deux majorités différentes ont eu la même mission : faire des économies dans le domaine des aides financières aux familles en temps de rigueur budgétaire. Le premier, François Biltgen, CSV, ministre de l’Enseignement supérieur il y a quatre ans, devait limiter l’export des allocations familiales par les travailleurs frontaliers en les remplaçant par une mesure réservée aux familles résidentes. Par la même occasion, il réforma la système des aides financières pour études supérieures, devenant beaucoup plus généreux pour les résidents, et dont restèrent exclus les frontaliers. Le très prolixe ministre réussit un coup de maître en communication lors de sa réforme, expliquant au passage sa philosophie de base selon laquelle le gouvernement considérait désormais chaque étudiant comme un être autonome, qui devrait avoir les mêmes droits, quelle que soit la situation socio-économique de ses parents ou l’université à laquelle il s’inscrivait. Donc chaque étudiant recevait désormais 6 500 euros de bourse non-remboursable et 6 500 euros de prêt, même s’il restait au Luxembourg et même si ses parents étaient directeurs de banque ou ministres. Soit une approche à mille lieues de la nouvelle « sélectivité sociale » des aides directes de l’État que prônait le gouvernement.

Résultat des courses : la première année, la réforme faisait bien des économies en allocations familiales de l’ordre de douze millions d’euros – mais dès 2010, les dépenses des aides financières pour études supérieures augmenta de 34 millions d’euros. Les dépenses pour les seules bourses explosèrent de quinze à 84 millions. À cela s’ajoutèrent les procès en cascade pour discrimination, des centaines de recours de la part de familles de travailleurs frontaliers devant les juridictions administratives, soutenues par les syndicats, une question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne, le tout se soldant par autant de condamnations de l’État. Malgré cette bourde de François Biltgen, peut-être la plus grosse de sa carrière politique, les étudiants autochtones gardent en mémoire son approche : encourager l’autonomie de l’étudiant, le considérer comme un jeune adulte capable de gérer sa vie indépendamment de sa famille, grâce au soutien de l’État.

Quatre ans plus tard, Claude Meisch (DP), au même poste depuis décembre, a une mission similaire : faire des économies en temps d’austérité et de caisses vides. Car depuis 2013 et les condamnations du Luxembourg par la CJUE et l’accès aux bourses pour les enfants de travailleurs frontaliers, officialisé par la loi modificative du 25 juillet 2013, le nombre de bénéficiaires a explosé, passant de 16 000 à 25 000 demandeurs, les dépenses pour une année académique ayant sauté à 178 millions d’euros. La deuxième réforme de la réforme de 2010 s’imposait donc d’urgence, et la précédesseure de Claude Meisch, Martine Hansen (CSV), en avait préparé l’ébauche. Objectif : essayer d’endiguer les dépenses, réintroduisant une certaine sélectivité sociale. Incluant d’emblée les syndicats et les associations d’étudiants, Unel, Acel, Lus, dans ses travaux, la ministre avançait bien, les réactions à un système à trois piliers – bourse de base, bourse à la mobilité et bourse sociale – étaient plutôt positives. La philosophie annoncée restait la volonté de permettre à chaque jeune de poursuivre les études de son choix, quelle que soit sa situation familiale ou sociale, mais que la sélectivité sociale dictait de soutenir en premier lieu ceux qui en avaient le plus besoin. « Il y avait certainement des possibilités de faire des économies, estime l’ancienne ministre et désormais députée CSV Martine Hansen. Par exemple sur les étudiants qui vivent chez leurs parents et étudient au Luxembourg, mais reçoivent malgré tout la bourse de 6 500, sans en avoir besoin… » Claude Meisch soutenait cette position et continua la réforme dans ce sens. Or, entre son entrée en fonction et la présentation de la réforme en conseil des ministres le 28 février, de l’eau est entré dans le gaz. Au plus tard depuis que le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), s’est enorgueilli des 35 millions d’euros d’économies qui seraient réalisées dans le domaine des bourses d’études, les étudiants sont persuadés qu’ils sont à peu près les seuls à devoir faire des sacrifices pour rééquilibrer le budget d’État.

« On oublie actuellement que même après cette réforme, l’État dépensera 110 millions d’euros en bourses d’études, » note Jerry Lenert, coordinateur du Cedies (Centre de documentation et d’information sur l’enseignement supérieur) et orfèvre de la réforme, dont le texte devrait être déposé dans les prochains jours à la Chambre des députés. En principe, le montant global des aides auxquelles les étudiants auront droit restera élevé, jusqu’à 17 700 euros. Or, cette aide maximale ne sera plus accessible d’office à tous les étudiants, mais sera divisée en tranches dont chacune est liée à certains critères. Le prêt, accessible à tous, reste à 6 500 euros et l’État se porte garant pour les intérêts qui dépasseraient les deux pour cent. Puis il y a la bourse de base, également attribuée de façon égalitaire, de l’ordre de 2 000 euros par année académique. Donc même les enfants des familles nanties auront droit à ces deux sommes-là, soit 8 500 euros au moins.

C’est à partir de là que les choses se compliquent, que des ajustements de détails sont venus brouiller la bonne entente avec les étudiants : la deuxième partie de la bourse, 2 000 euros, est une bourse dite « de mobilité », accessible aux étudiants qui font des études à l’étranger – donc hors de leur pays de résidence – et qui peuvent prouver qu’ils ont des frais de location à charge. De toute évidence, cette bourse s’adresse avant tout aux résidents luxembourgeois, qui étudient dans leur très grande majorité, 80 pour cent, à l’étranger (voir encadré). Par contre les étudiants des travailleurs frontaliers en restent largement exclus, car la plupart d’entre eux font des études dans leur propre pays. « Il est évident que c’est sur ce poste-là que le gouvernement peut faire le plus d’économies, » note Pol Reuter, le président de l’Union nationale des étudiant-e-s du Luxembourg. Un large front d’opposition à entre autres cette mesure est en train de se mobiliser, réunissant l’Unel, la Lus (Luxembourg University Students’ Organisation) et l’Acel (Association des cercles d’étudiants luxembourgeois, fédérant les étudiants à l’étranger) et qui estime notamment que cette partie de la bourse est discriminatoire, car elle exclut tous ceux qui veulent par exemple vivre en autonomie au Luxembourg en louant leur propre chambre ou studio. « Et puis elle dévalorise l’Uni.lu, continue Pol Reuter, parce que l’étudiant reçoit plus d’argent s’il part étudier à l’étranger ! » L’Acel quant à elle préférerait que cette partie de la bourse soit transformée en une « bourse d’indépendance », simplement liée au payement d’un loyer par l’étudiant.

Le troisième volet de la bourse, celle « pour critères sociaux » est couplé au revenu des parents – et c’est sur ce point que les étudiants voient une atteinte au principe de leur autonomie. Selon le revenu du ménage dont dépend l’étudiant, cette aide s’échelonne par paliers (de 500 euros chacun) de 500 à 2 500 euros. Jusqu’à un revenu équivalent au salaire social minimum, l’étudiant reçoit toute la bourse, au-delà de 4,5 le salaire social minimum, soit 8 500 euros, de revenus par mois, elle n’est plus payée. « Il nous importait d’introduire une sélectivité sociale ici, mais qu’elle inclue ce que nous appelons les classes moyennes, » expliquait le ministre Claude Meisch au micro de RTL Radio Lëtzebuerg lundi 17 mars. Or, aussi bien les étudiants que les syndicats, ainsi que l’opposition, notamment Déi Lénk, critiquent que le nombre d’enfants à charge d’un ménage ne sont pas pris en compte dans le calcul de la base de revenu – alors qu’il influe fortement sur les sommes disponibles par mois. Les étudiants quant à eux aimeraient garder leur propre revenu comme base de calcul des aides sociales. « Les ‘critères sociaux’ qui sont introduits répondent d’abord et avant tout à des considérations relatives à la situation du Budget de l’État et non pas à la situation sociale de l’étudiant, » fustige le LCGB dans une première prise de position. Qui revendique que le minimum de bourse que chaque étudiant reçoit devrait se situer aux alentours de 4 000 euros (et non 2 000 euros comme actuellement), sinon elle constituerait même une régression par rapport à la situation d’avant la réforme Biltgen.

La nouvelle philosophie du ministère de l’Enseignement supérieur serait de prendre en compte les « besoins réels » de l’étudiant, a expliqué le ministre devant la commission parlementaire le 3 mars. Aux trois piliers de bourses s’ajoutent le remboursement des frais d’inscription jusqu’à 3 700 euros, plus, le cas échéant, encore mille euros accordés en cas de « situation grave et exceptionnelle » de l’étudiant.

Afin de maîtriser la charge de dossiers à analyser – vérification des papiers de demande, calcul des bourses déduction faite des aides que les étudiants non-résidents reçoivent déjà chez eux... –, le Cedies aurait un besoin urgent de personnel, au moins quatre postes par rapport à ses effectifs actuels. En plus, le projet de loi pourrait introduire plus de rigueur dans le suivi des étudiants : le premier cycle devrait être terminé en sa période normale plus un an (soit quatre années), et pour le deuxième, niveau master, l’étudiant ne dispose que des deux années réglementaires. S’il redouble, il pourra avoir recours à l’intégralité de la somme maximale sous forme de prêt. Or, en cinq années, un étudiant nécessiteux qui aurait toujours eu besoin de prendre le prêt de 6 500 euros annuels, commencerait sa carrière professionnelle avec une dette de 32 500 euros, alors que, remarque par exemple Déi Lénk, beaucoup de jeunes universitaires qui travaillent ne gagnent pas assez au début pour vivre décemment au Luxembourg – et encore moins pour rembourser leurs prêts étudiants.

D’ici la fin de l’année, le ministère voudrait également analyser l’efficacité du financement des études supérieures : est-ce que les sommes investies ont effectivement augmenté le nombre de diplômés parmi les jeunes ? Jusqu’à présent, pour des raisons de protection des données, aucun recoupement entre le nombre de bourses payées et le nombre d’universitaires parmi la population d’une certaine tranche d’âge n’a été fait. Or, si en 2000/2001, 5 000 aides ont été payées aux étudiants demandeurs, et que ce chiffre a plus que triplé depuis, est-ce que cela veut aussi dire qu’en 2014, les jeunes sont beaucoup mieux formés pour se lancer dans la vie active ? À l’heure actuelle, nul ne le sait.

josée hansen
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