Le flux mondial de migration a considérablement enflé ces dernières années. En Europe (EU28), le nombre d’immigrés frôlait les 35 millions au 1er janvier 2016. Ceux-ci travaillent dans tous les secteurs de l’économie européenne, depuis les amphithéâtres universitaires (à l’instar des deux auteures de cet article) jusqu’aux chantiers de construction, mêlant des comportements usuels dans la culture de leur pays d’origine aux coutumes du pays d’accueil.
Les immigrés originaires de l’Union européenne s’installent majoritairement en Espagne, en Italie et en Pologne. Ceux de pays tiers se concentrent en Italie, en Espagne et en Allemagne. Vu la position géographique péninsulaire de l’Italie et de l’Espagne et leur proximité avec les côtes nord-africaines, la traversée de la Méditerranée a historiquement été l’itinéraire le plus emprunté par les migrants non communautaires. La Pologne, quant à elle, est la destination la plus simple et la plus proche pour les ressortissants des pays d’Europe de l’Est. Dans les pays européens, pour la période 2007-2015, les immigrés sont en moyenne plus jeunes que les natifs, les immigrés non communautaires restent plus de mois sans travail, et les immigrés originaires et non originaires de l’Union européenne passent plus d’années dans l’enseignement supérieur.
Les migrants sont par définition suspendus entre deux mondes, leur pays d’origine et celui de leur destination. De récentes études ont montré qu’un grand nombre de leurs comportements résultent des interactions entre ces deux mondes et leurs différentes cultures, tant dans la sphère économique (marché de l’emploi, comportement d’épargne, etc.) que dans la sphère publique (attitudes en matière d’environnement, par exemple).
Si nous nous intéressons aux pays d’accueil, les données tirées de la dernière édition de l’enquête sociale européenne de 2014, sur les attitudes à l’égard de l’immigration en Europe montrent à quel point l’aspect fiscal influe sur la perception générale que la population native se fait des immigrés. Ce récent module, inclut une série de questions visant à mesurer l’opinion des Européens sur l’incidence de l’immigration dans leur pays. La perception fiscale de l’immigration varie considérablement d’un pays à l’autre, comme le montre l’illustration « Perception fiscale dans les pays européens », qui la représente au moyen de différentes couleurs. Elle est par exemple négative en Autriche, en Espagne, en France, en Hongrie, en Irlande, en République tchèque et au Royaume-Uni, c’est-à-dire que les ressortissants de ces pays pensent que les immigrés bénéficient davantage des prestations sociales qu’ils ne paient d’impôts. En revanche, elle est positive en Allemagne, au Danemark, en Islande, en Norvège, en Pologne et en Suède, ce qui signifie que les ressortissants estiment que les immigrés paient plus d’impôts qu’ils ne perçoivent de prestations sociales.
L’opinion publique concernant les immigrés est capitale. Car la façon dont les natifs perçoivent la population immigrée peut influencer la politique d’immigration aussi bien que l’intégration des migrants dans le pays d’accueil. S’il est peu probable que les natifs disposent de connaissances précises sur l’incidence fiscale des immigrés, il n’en reste pas moins intéressant d’examiner dans quelle mesure leur perception coïncide avec les statistiques exactes concernant la position fiscale des immigrés, ainsi que les variations d’un pays à l’autre à ce niveau.
On peut logiquement supposer que ces perceptions sont influencées par la rhétorique politique, perceptions qui, dans un cercle vicieux, peuvent à leur tour infléchir les décisions de vote et, donc, la politique. Les partis situés aux extrêmes de l’échiquier politique (en particulier à droite) voient leur nombre de sièges augmenter dans plusieurs pays européens, un phénomène qui s’observe au sein des parlements nationaux, mais aussi et surtout au Parlement européen de Bruxelles, où ils sont les premiers bénéficiaires du faible taux de participation aux élections. Les inquiétudes liées à l’immigration ont particulièrement fait le jeu des partis d’extrême droite et nationalistes. En France, Marine Le Pen a créé la surprise en récoltant 25 pour cent des voix aux élections européennes de 2014, à l’issue d’une campagne dominée par des attaques anti-migrants. Au Royaume-Uni, les pro-Brexit ont largement fondé leur campagne sur l’incidence prétendument négative des immigrés sur l’État-providence national. En Autriche, un représentant du Parti de la liberté (FPÖ, extrême droite) a failli remporter l’élection présidentielle de 2016 contre le candidat écologiste indépendant avec le même genre d’argumentaire anti-immigration. La tendance s’est confirmée dans une certaine mesure lors des élections européennes de 2019.
Dans une récente étude (Joxhe et al. 2019)1, nous examinons l’incidence fiscale de la population immigrée de 27 pays européens pour la période 2007-2015, puis comparons leur position fiscale qui en résulte à leur perception fiscale dans les pays d’accueil.
Les auteures ont utilisé l’enquête EU-Silc fournie par Eurostat pour analyser de manière empirique l’incidence de l’immigration sur l’État-providence et les systèmes fiscaux des États européens. Cette enquête consiste en un questionnaire standardisé mené dans plusieurs pays européens. Elle couvre un large éventail de thématiques, telles que le parcours individuel et familial, les conditions de logement ou les revenus, et livre des informations détaillées sur la position des individus et de leurs ménages en matière fiscale et de prestations sociales tout en définissant les différentes sources de revenus.
L’EU-Silc propose une version transversale et une version longitudinale jusqu’en 2015. Même si la version longitudinale permettrait une micro-approche dynamique, le fait qu’elle n’identifie pas les non-ressortissants de l’Union européenne nous oblige à utiliser la version transversale de l’enquête pour les années 2007-2015. L’étude identifie prioritairement la « position fiscale nette » de l’échantillon complet, calculée pour chaque famille (natifs et étrangers) comme la différence entre la somme de toutes les taxes payées et la somme de toutes les formes de prestations sociales reçues chaque année.
Un premier résultat agrégé pour l’ensemble de l’Europe montre qu’en moyenne, les immigrés ne sont pas différents des natifs. Il s’agit d’un résultat important pour évaluer le niveau de la position fiscale nette tant des migrants venant d’autres pays de l’Union européenne que de ceux issus de pays tiers par comparaison avec celle des natifs. Les résultats sont obtenus en examinant plusieurs caractéristiques exogènes individuelles et familiales.
Ce résultat s’applique pour le citoyen moyen. On peut logiquement et légitimement se demander dans quelle mesure les perceptions évoquées ci-dessus s’appliquent à l’immigré « moyen ». Afin d’être les plus précises possible, nous souhaitons éviter une comparaison moyenne entre natifs et immigrés ; d’aucuns pourraient prétendre que cette perception est causée par les groupes d’immigration les plus pauvres, qui bénéficient peut-être davantage de prestations sociales, congestionnant par là-même ces aides pour les natifs. Nous préférons donc analyser la position fiscale des immigrés le long de différents quantiles de la répartition des revenus. À cette fin, nous examinons le niveau de contribution fiscale le long des 5e, 25e, 50e, 75e et 95e quantiles. La méthode de la régression quantile nous permet d’explorer la position fiscale des immigrés et des natifs appartenant au même quantile.
Tous pays de l’Union européenne confondus, l’étude révèle que les immigrés originaires ou non de l’UE appartenant aux 25e, 50e et 75e quantiles se trouvent exactement dans la même situation que les natifs des mêmes quantiles de revenus, c’est-à-dire qu’ils ne contribuent pas davantage ni ne bénéficient de plus de prestations qu’eux. Étonnamment, les immigrés relevant des 5e et 95e quantiles contribuent davantage au régime fiscal que les natifs de ces mêmes quantiles. Ces deux résultats indiquent que, dans aucun des quantiles de la répartition des revenus, la population immigrée d’Europe ne perçoit plus de prestations sociales que les natifs. L’hypothèse d’une immigration attirée par les États-providence d’Europe ne tient donc pas pour la période 2007-2015.
Comme le montrent les tableaux 1 et 2 ci-dessous, nous menons aussi l’analyse quantile séparément pour chaque pays étudié. Le tableau 1 regroupe les pays ayant une perception fiscale positive et montre la position fiscale calculée. Les nombres positifs indiquent une contribution fiscale et les nombres négatifs une dépendance fiscale. Dans ce tableau, les immigrés ne sont statistiquement pas différents des natifs, que ce soit en tant que contributeurs ou en tant que bénéficiaires de prestations sociales.
Le tableau 2 représente les pays ayant une perception fiscale négative. Il est intéressant de noter que le seul résultat statistique pertinent pour la Belgique et les Pays-Bas est que les migrants relevant du quantile le plus élevé (95e) contribuent largement plus que les natifs au système fiscal. Il n’y a qu’en République tchèque que les immigrés non communautaires sont statistiquement plus dépendants fiscalement que les citoyens, et vice versa.
Pour conclure, revenons à notre problématique de départ, qui était la perception fiscale des citoyens européens. L’étude révèle une relation contrastée entre cette dernière et la position fiscale calculée : ainsi, les pays ayant une attitude négative à l’égard de l’immigration sont en fait ceux où les immigrés sont généralement des contributeurs fiscaux nets ou dans lesquels ils ne diffèrent pas des natifs.