La seule solution c’est de continuer à déblayer, remblayer, creuser, forer, bâtir et démolir…

Les grues sont revenues

d'Lëtzebuerger Land du 03.04.2015

C’est le début d’avril et la nature bourgeonne, la végétation frémit, les températures réveillent les oiseaux dont les trilles matinales égayent les premières lueurs d’un soleil de plus en plus ardent et le contribuable, heureux d’en avoir tout juste fini avec son formulaire modèle 100 de déclaration d’impôts, peut songer à profiter des beaux jours retrouvés pour s’offrir une petite coupe de Schampes à la terrasse de son café préféré. C’est à ce moment-là, en général, que le bruit tonitruant d’une pelleteuse, suivi du bip-bip incessant de la marche arrière du camion benne chargé d’installer une toilette Toi-Toi vient rappeler au contribuable à quoi est consacrée, justement, une part non négligeable du budget de l’État qu’il alimente consciencieusement : faire des trous. De préférence sous sa fenêtre. Mais il n’y a rien de personnel, c’est pareil sous les fenêtres de tous ses voisins.

L’économiste Thomas Piketty l’a expliqué dans son Capital au XXI° siècle : il n’y a aucune raison d’espérer une croissance économique annuelle supérieure à un pour cent sur le long terme, et les taux de trois à quatre pour cent auxquels nous sommes habitués sont à considérer comme des anomalies, uniquement possibles dans des conditions exceptionnelles de rattrapage suite à des guerres, des retards structurels ou une explosion démographique. Du coup, il n’y a pas de secret, si l’on veut atteindre les objectifs de bonheur et de plein emploi promis par le monde moderne, il va falloir s’employer à méticuleusement détruire tout immeuble de plus de 50 ans pour le remplacer par une nouvelle construction, d’une durée de vie si possible aussi limitée. La date de péremption de certains immeubles du Boulevard Royal, en ville, semble ainsi atteinte, et la valse des bulldozers et des pelleteuses peut s’activer. De même, tout système de transport en commun méritera d’être revu de fond en comble à intervalle régulier. Pour faire bonne mesure, tout tuyau, toute canalisation, et tout revêtement automobile devrait, dans l’idéal, être remplacé, rénové, réhabilité selon un rythme qui devrait, si tout se passe bien, nécessiter d’ouvrir les routes à peu près tous les ans.

S’il est resté à sa terrasse, malgré le bruit environnant, il n’aura pas échappé au contribuable du début de l’article que, tous les ans, les grues cendrées reviennent au grand-duché avec le printemps. Au Kirchberg, le long de la route du Nord ou à Esch-Belval, les grues de chantier ne migrent pas, mais leur activité, ralentie par les intempéries, peut reprendre un rythme normal. Les Shadoks pompaient, pompaient, pompaient. Ils ne savaient pas pourquoi, mais, selon un de leurs célèbres principes, « pour réparer quelque chose qui ne marche pas ou qui fait trop de bruit, il suffit de taper dessus avec quelque chose qui marche mieux ou qui fait plus de bruit ». Ici, difficile de dire ce qui ne marche pas, mais comme on peut certainement faire mieux, et qu’on a tout un tas d’engins qui font beaucoup de bruit, il serait dommage de se priver.

Rien que pour faire passer le tramway, on nous annonce un festival de tractopelles, du béton comme s’il en pleuvait. Il faut, en effet, démonter puis remonter pierre par pierre le pont Adolphe. Construire puis démonter un pont provisoire. Rebâtir un nouveau centre Hamilius. Élargir le pont rouge. Créer de nouveaux arrêts. Modifier des lignes existantes. Inventer des bus dont les numéros vont changer durant leur parcours… On ne connaît pas encore le nouveau schéma du réseau, qui sera présenté sous peu, mais on peut parier qu’il tiendra plus du Jackson Pollock que du Piet Mondrian. La transition est déjà en cours, par exemple avec la généralisation des bus plus longs, à double accordéon, pour permettre de diminuer leur nombre et d’arriver à l’objectif annoncé de, en moyenne, un bus par minute sur le Boulevard Royal. Ce qui laisse songeur à la lumière du défilé ininterrompu qui sature aujourd’hui l’artère principale de la capitale, et qui doit plutôt avoisiner le « un toutes les trois secondes », sauf dans les cas extrêmes ou l’immobilité de l’ensemble permet déjà de dépasser l’objectif.

On imagine que durant les quelques années de chantier qui s’annoncent (on ignore encore si les délais annoncés sont en calendrier grégorien ou Nordstroossien), les gens vont avoir le temps de changer leurs habitudes : prendre le vélo (le ministère et la ville nous rappellent que 72 stations de Vél’Oh! sont à disposition, ce qui devrait particulièrement intéresser les personnes âgées et les banquiers encravatés), poursuivre leur trajet en train jusqu’à la nouvelle gare ferroviaire et le funiculaire qui seront installés au pied du Pont Rouge, avoir des bureaux qui auront déménagé à Gasperich ou Esch-Belval ou utiliser une des futures passerelles et ascenseurs qui pourraient encore germer d’ici la fin du chantier. Si, d’ici là, on veut être certain que ces changements, sans compter l’évolution du contexte économique global, n’auront pas remis en cause l’intérêt du tram, il faut se rendre à l’évidence, la seule solution c’est de continuer à déblayer, remblayer, creuser, forer, bâtir et démolir…

Cyril B.
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