Bilan politique 1999-2004 d'Erna Hennicot-Schoepges

Upgrade Luxembourg 2.1.

d'Lëtzebuerger Land du 15.04.2004

Diantre! «Quelle femme!» s'exclama Paul Ulveling le 7 avril dernier du haut d'une de ses incomparables lettres à la rédaction au Luxemburger Wort, intitulée Renaissance culturelle (II). Cette femme qui l'impressionne tant est Erna Hennicot-Schoepges, ministre de la Culture, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, dans le gouvernement Juncker/Polfer. «D'ores et déjà, les réformes et les monuments sont là, termina-t-il. L'ère Erna Hennicot-Schoepges entre dans l'Histoire.» Pourtant, ces mêmes pages de lettres à la rédaction du Wort furent pleines de haine et d'insultes les plus blessantes pour la même ministre lorsque, fidèle à son principe de respect de la liberté d'expression absolue des artistes, elle avait défendu jusqu'aux os Sanja Ivekovic et sa Lady Rosa of Luxembourg. 

Comme elle l'avait d'ailleurs fait en 1998 pour Le Bitty d'Olivier Blanckart dans le cadre de l'exposition Gare de l'Est au Casino, cette sculpture provocante de Jacques Chirac en homme-cerf transformé en fontaine que l'ambassadrice française avait voulu censurer. Ou comme elle allait le faire, plus tard, pour Claude Frisoni, qui se fit attaquer publiquement pour un de ses billets satiriques au Jeudi. C'est ce courage-là de la ministre, de s'opposer à son propre camp politique s'il le faut pour défendre les principes de démocratie et de liberté de l'art, mais aussi d'encaisser des campagnes à grande échelle contre sa personne et son ministère, pour défendre une pierre de parement choisie par l'architecte du Musée d'art moderne, qui force le respect. 

Le courage - qui, par ailleurs, n'est pas vraiment parmi les vertus premières des Luxembourgeois - et l'acharnement avec lequel elle défend un projet auquel elle croit. Comme l'Université du Luxembourg, finalement créée l'année dernière, mais qu'il a fallu d'abord faire accepter à l'intérieur de la coalition CSV/DP, dont certains membres furent plus que réticents face à l'ampleur du projet. Et qu'il a fallu créer avec une majorité d'enseignants du secondaire reconvertis à la carrière académique - et tous les malentendus, difficultés et jalousies que cela génère. 

Si l'ancienne présidente du parti a pu réaliser ses grands projets dans le domaine culturel et intellectuel, c'est sans aucun doute aussi parce que le CSV, et surtout son Premier ministre, y ont vu un avantage et l'ont finalement soutenue - malgré leurs réticences initiales. Cette législature entrera sans aucun doute dans l'histoire comme celle durant laquelle le Grand-Duché aura tenté de faire un «upgrade», de se moderniser sur le plan intellectuel, de valoriser les savoirs et les compétences de haut niveau, d'investir dans la recherche. Afin d'avoir l'air plus fin, de s'éloigner de l'image de ploucs pleins aux as et pas toujours très nets, qui s'enrichiraient grâce au secret bancaire et aux manigances supposées de la place financière. 

Au vu des campagnes virulentes des intellectuels de gauche contre les politiques culturelles et universitaires d'austérité en Allemagne ou en France - le grand «appel contre la guerre à l'intelligence» des Inrockuptibles en France par exemple, ayant mobilisé plus de 15000 signataires en quelques semaines seulement -, l'adhésion des principaux concernés, de gauche et de droite, quasi unanime au Luxembourg, étonne davantage encore. L'opposition la plus virulente vient de l'ADR, fort de son anti-intellectualisme démagogique. Comme s'il fallait être riche pour lire un livre.

Il faut dire qu'il y avait un sacré retard à rattraper au Luxembourg. Au plus tard depuis la prise de conscience des grandes carences, en 1995, les deux gouvernements CSV/LSAP et CSV/DP ont massivement investi en infrastructures culturelles. Depuis, nous avons assisté à la miraculeuse multiplication des musées - d'un seul en 1995, nous en sommes maintenant à sept sur le seul territoire de la capitale -, mais aussi à la mise en chantier de projets ambitieux comme la Salle philharmonique, le Centre de rencontres Abbaye de Neumünster, le nouveau bâtiment du CNA à Dudelange, les concours d'architectes pour les nouveaux bâtiments de la Bibliothèque nationale au Kirchberg, des Archives nationales à Esch-Belval, le lancement de l'idée d'une Cité des sciences sur la friche eschoise, la continuation, dans la douleur, des chantiers des deux musées au Kirchberg…

Certes, tout n'était pas gagné d'avance: le projet Bodry pour une «salle de musiques pour jeunes», pourtant encore vite adopté par le parlement avant les élections de 1999, n'a jamais été transposé et les rockeux durent attendre 2003 pour que soit voté une nouvelle loi pour la construction d'une «salle de musiques amplifiées» - pour laquelle le projet de création d'un établissement public devrait encore pouvoir passer la Chambre des députés dans les prochaines semaines1. Puis il y eut la fermeture «administrative» de la Kulturfabrik, pour des raisons de mise aux normes de sécurité et d'isolation, en 2002 - une fermeture absurde, forcément ressentie comme une grande injustice par les fans de ce qu'il y reste de culture «alternative». 

Et il y a l'éternelle plaie béante de la Bibliothèque nationale, qui n'arrive pas à surmonter ses dissensions internes, malgré la nomination d'une nouvelle directrice, et qui s'embourbe dans un manque de place cruel jusqu'à porter les marques visibles de ce déclin (humidité, problèmes de conservation, champignons, etc). La BNL souffre elle aussi d'être mal aimée, le projet de construction d'une annexe au Kirchberg, pourtant voté, a finalement été annulé. Elle attend maintenant que le bâtiment Schuman au Kirchberg soit libéré afin que les architectes Bolles [&] Wilson, gagnants du concours d'architectes, puissent y réaliser leur projet. Il y en a au moins encore pour dix ans, dans la perspective la plus optimiste.

Si le mal qui ronge la Bibliothèque nationale a des racines historiques, il est aussi l'expression d'un manque de respect typiquement luxembourgeois pour la patrimoine intellectuel. Certes, Georges Calteux et le Service des sites et monuments nationaux font depuis des années de chaque étable vieille de plus de 80 ans un gâteau couleur saumon décoré de trois tonnes de kitsch; certes, la forteresse est reconstruite en attraction touristique et fièrement illuminée la nuit et le patrimoine industriel est en passe d'être valorisé en tant que témoin de la sidérurgie notamment, mais tout cela n'est que matériel. Le Luxembourgeois aime ce qu'il peut toucher. 

Or, ce qui manque toujours cruellement, c'est le discours critique sur notre histoire et notre contemporanéité intellectuelles, l'accès aux archives écrites, mais aussi audiovisuelles reste du domaine quasi confidentiel. On reste toujours dans une logique de flux, ou des plans de bâtiments et autres documents de notre histoire en train de s'écrire sont simplement jetés à la Superdreckskëscht. Qu'on nous fasse actuellement un overkill sur le 125e anniversaire d'Edward Steichen est surtout dû à l'acharnement d'un seul thuriféraire fanatisé, Rosch Krieps, frôlant l'idolâtrie.

La culture et l'enseignement supérieur ne sont certes pas des questions électorales, elles n'apparaissent même pas parmi les quatorze sujets mentionnés dans l'étude UdL/Stade-Ilres. Et pourtant, tous les partis ayant jusqu'ici publié leurs programmes politiques pour les législatives consacrent quelques lignes à la culture, la plupart du temps juste avant ou juste après le chapitre «sport» - probablement à cause du mens sana in corpore sano. On y constate encore quelques clivages idéologiques, la droite s'engageant plutôt dans une logique patrimoniale, la gauche optant prioritairement pour un accès démocratique et égalitaire de tous à la culture.

Ces dix dernières années, on aura aussi commencé à considérer l'aspect économique de la culture. Dans son interpellation amicale de la ministre à la Chambre des députés, en février 2002, le député CSV Claude Wiseler prouva l'évolution fulgurante du budget consacré à la culture - même pas dix millions d'euros de budget ordinaire pour le ministère de la Culture en 1990, contre 54 millions d'euros en 2002. Et cet argent n'est plus uniquement considéré comme une perte sèche: même si, numériquement, le potentiel indigène est trop restreint pour faire de la culture un véritable marché - le ministère de l'Économie ne montre guère d'intérêt au développement de la filière, le ministère du Travail un peu plus, vu les 600 postes estimés dans la seule filière cinéma -, le gouvernement a néanmoins compris le gain d'image qu'il peut en tirer. Aussi en vue de la prochaine présidence européenne.

Car si tous les États voisins freinent les investissements culturels des quatre fers actuellement, le Luxembourg attire l'intérêt public en prenant le contre-pied, en terminant les grands investissements entamés. Bien qu'on doive craindre à l'heure actuelle que les budgets ne seront pas à la hauteur d'un fonctionnement professionnel de toutes ces nouvelles institutions culturelles. Le projet de loi de réforme des instituts culturels, qui devrait encore être voté en mai, en est un bon indicateur. Tous les instituts culturels, étatiques ou para-étatiques, fonctionnent actuellement en sous-effectifs - y compris le ministère de la Culture lui-même.

Or, si des coproductions luxembourgeoises sont nommées aux Oscars, si la commissaire européenne responsable de la Culture et du Cinéma est luxembourgeoise, issue même du CSV, si le Luxembourg a un stand au festival du film à Cannes et signe des accords de coproductions avec des partenaires potentiels, si Su-Mei Tse et Marie-Claude Beaud remportent ensemble le Lion d'or à la biennale d'art contemporain de Venise, si l'Orchestre philharmonique du Luxembourg fait un triomphe lors de sa tournée asiatique, tous ces émissaires font la même chose pour le Luxembourg que le Premier ministre sur le plan politique: «They put Luxembourg on the map.» 

Le stratège Jean-Claude Juncker a compris cela et essaye de le valoriser en voulant faire du Luxembourg le centre intellectuel et culturel de la Grande Région en 2007. Le fait que le gouvernement nomme au poste de coordinateur Robert Garcia, un membre de l'opposition politique (Déi Gréng) et grand connaisseur de la scène culturelle, au lieu d'un fidèle soldat CSV, n'était pas la dernière des surprises.

 

1 L'auteure est présidente de l'asbl Centre de musiques amplifiées, préfigurant l'établissement public à venir. 

 

 

 

 

josée hansen
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