Cinémasteak

All about Evil

d'Lëtzebuerger Land du 14.08.2020

Après le succès rencontré par Chaînes conjugales (A letter to three wives, 1949), le célèbre scénariste et réalisateur Joseph Leo Mankiewicz (1909-1993) récidive, l’année suivante, avec All about Eve (1950). Produit par Darryl F. Zanuck pour la 20th Century Fox, ce film dispose d’un palmarès à ce jour inégalé avec ses quatorze nominations aux Oscars. Même Titanic (1997) et La la land (2016) n’ont su faire mieux depuis. Pour cette satire aussi féroce que réjouissante du microcosme théâtral, Mankiewicz s’est inspiré d’une nouvelle parue dans le Cosmopolitan signée d’une actrice peu connue, Mary Caswell Orr (The wisdom of Eve, 1946). À l’instar de To be or not to be (1942) d’Ernst Lubitsch ou de The bad and the beautiful (1952) de Vincente Minnelli, All about Eve fait partie de ces films qui mettent en abyme l’industrie du spectacle. De quoi aimer toujours plus les arts dramatiques, mais avec ce léger retrait qui permet d’éviter de céder à un fétichisme aveugle.

Le narrateur qui présente en introduction les différents protagonistes de la fable, est un critique de théâtre illustre nommé Addison DeWitt (George Sanders). C’est lui qui nous dira tout au sujet d’Eve Harrington, suite à un long flash-back retraçant son irrésistible ascension professionnelle. Sans même connaître l’histoire de cette jeune comédienne, les indices, comme les préjugés à son encontre, sont nombreux. Et doivent tenir lieu d’avertissement pour le spectateur. Relevons tout d’abord l’origine biblique de son prénom, qui forgera durablement l’association entre le péché et la femme (le mouvement #MeToo se charge aujourd’hui de rectifier le tir). Par extension sera formé le terme « Evil », soit le double, l’être diabolique qui désunit tout sur son passage. Les couples, mariés ou non, n’auront qu’à bien se tenir, car ils seront rudement mis à l’épreuve par les charmes de cette séductrice ambitieuse. Manipulatrice et ne reculant devant aucune mesquinerie pour parvenir à ses fins, Eve parvient à s’infiltrer dans le milieu si convoité du théâtre, prise sous l’aile de son idole, l’immense actrice Margo Channing (Bette Davis) qui, proche de la quarantaine, joue dans une pièce significativement intitulée Aged in wood... S’ensuit alors un conflit entre les deux femmes, tant générationnel (vingt années les séparent) que professionnel, Eve devenant la doublure de Margo avant de connaître à son tour un succès prometteur sur les planches. Ironiquement, la jeune arriviste est interprétée à contre-emploi par Anne Baxter, incontournable comédienne ayant joué pour les plus grands cinéastes de l’époque, d’Orson Welles à Jean Renoir en passant par Billy Wilder, Otto Preminger ou Fritz Lang...

L’intérêt de cette fable hollywoodienne tient précisément au fait qu’elle soit décrite de l’intérieur, dévoilant des facettes aussi sombres que méconnues pour le spectateur qui n’en connaît généralement que la face visible, celle finalement toujours présentable du show. Le glamour de la star et la légende du génie artistique s’effondrent lentement à la faveur d’une réalité moins avouable : coucherie, chantage, complot – des intrigues dignes de Macbeth de Shakespeare qui tendraient presque à accréditer les vues de Kenneth Anger exposées dans Hollywood Babylone. Ainsi, Eve est-elle une mythomane pathologique ou une tueuse née, comme l’indique la présence de pistolets derrière elle au moment où celle-ci reçoit le prestigieux prix Sarah-Siddons ? À un spectateur impartial d’en juger.

All about Eve de Joseph Leo Mankiewicz (USA 1950, vostf, 138’), sera présenté mercredi 19 août à 20h30, Cinémathèque de la Ville de Luxembourg, place du Théâtre

Loïc Millot
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