Un premier bilan du port franc, vingt mois après son inauguration

Les mousquetaires du Freeport

d'Lëtzebuerger Land du 29.04.2016

Crash test dummies Après 2008, alors que les opérateurs de la place financière se rendent à l’évidence que les beaux jours du secret bancaire sont comptés, un vent de panique se lève. Le gouvernement et les lobbies échafaudent en toute vitesse de nouveaux produits juridiques pour attirer les UHNWI de tous les continents. (C’est ainsi que naît la fondation patrimoniale, destinée à perpétuer les grandes fortunes que, dans un esprit antiaristocratique, le Code Civil tentait jusque-là de diviser.) En 2008, Adriano Picinati di Torcello rejoint la firme d’audit Deloitte avec, en poche, un MBA de la Luxembourg School of Finance sur le marché de l’art. Il commence à répandre la bonne parole de l’« art and finance » au sein de Deloitte, puis auprès du gouvernement. « Il faut avoir une vue plus holistique du patrimoine », estime-t-il aujourd’hui, et énumère la philanthropie, la succession et le marché de l’art. Au plus tard lorsque Singapour, la grande rivale, rédige une loi pour favoriser l’établissement d’un port franc, la place financière luxembourgeoise, poussée par la peur de louper une opportunité, découvre le marché dérégulé de l’art et les bunkers tax-free réservés aux ultra-riches. Deloitte rédige une analyse de faisabilité et, en mars 2011, le gouvernement dépose un projet de loi introduisant un régime de suspension de la TVA.

À la mi-septembre 2014, quelques semaines avant que n’éclate la bombe Luxleaks, des députés, ministres et le Grand-duc se pressaient à la cérémonie d’inauguration du Freeport. Qu’ils semblent loin, ces enthousiasmes des débuts. Le port franc voulait attirer les UHNWI, il a fini empêtré dans un rocambolesque feuilleton opposant un oligarque russe à un transitaire suisse. Sur les douze derniers mois, les deux actionnaires principaux du Freeport, Yves Bouvier et Olivier Thomas, se sont retirés dans l’ombre. Ils ont suspendu leurs activités au sein du CA (dont ils restent pourtant membres) et se sont mis à la recherche d’administrateurs locaux. Ils veulent ainsi afficher la respectabilité et l’« ancrage luxembourgeois » de leur firme. Or, les anciens invités d’honneur ont pris leurs distances. Sur la place financière, on craint de se brûler les doigts. « Nous sommes les quatre mousquetaires du Freeport luxembourgeois », annonce Robert Goebbels, nouveau président du port franc. Réunis ce lundi pour une conférence de presse dans une petite salle au cœur de la forteresse hyper-sécurisée, les quatre administrateurs ont intérêt à faire confiance au Freeport. Car, en acceptant les mandats, chacun a engagé sa responsabilité pénale. Les mousquetaires du Freeport en seront aussi les crash-test-dummies.

Sceptique du changement climatique mais crédule lorsqu’il s’agit des bienfaits des OGM, Robert Goebbels cultive sa posture décomplexée, à contrecourant de la bien-pensance. L’ancien ministre socialiste de l’Économie voit la présidence du Freeport comme une continuation de sa politique de diversification économique. Déjà jeune secrétaire d’État, il avait lancé le pavillon maritime (avec l’aide d’un fonctionnaire novice nommé Pierre Gramegna), une des formes les plus extravagantes qu’a prises le modèle offshore luxembourgeois. Il dit « occuper un peu de son temps dans cette structure à laquelle je crois », et tient à préciser : « Ni moi, ni les autres administrateurs ne touchons des fortunes. » Ancien ambassadeur aux États-Unis, Alphonse Berns avait été recruté en 2012 par le ministre des Finances Luc Frieden (CSV) pour mener les épineuses négociations fiscales avec Washington (dont l’accord Fatca, fossoyeur du secret bancaire). Le diplomate à l’allure patricienne avait pris sa retraite quelques mois après le parachutage de Pierre Gramegna au ministère. L’ancien directeur de la fiscalité au ministère des Finances ne croit pas à l’appeasement fiscal. Le Freeport est pour lui une manière de continuer le combat qu’il avait mené « au premier front » contre « les critiques injustifiées ». Philippe Dauvergne est la dernière recrue du CA. Un ancien haut gradé des douanes françaises reconverti dans le privé, il gère des sociétés spécialisées en « gestion d’opérations financières internationales » et en « protection économique ». Installé depuis 2008 au Luxembourg, il y a dirigé Concept.com une société surtout active en Azerbaïdjan, république autoritaire où Dauvergne dit s’être surtout activé dans la protection des pipelines et dans la mise en place de dispositifs de « smart city ». Il y a quelques mois, Dauvergne a été approché par Yves Bouvier et Olivier Thomas pour les assister dans la « gestion de crise », avant de finir coopté par les administrateurs auxquels la présence de l’ex-douanier confère un sentiment de sécurité juridique.

Cette mauvaise réputation En avril 2015, Yves Bouvier avait dû renoncer à la gouvernance du Freeport, pris dans une bataille judiciaire avec Dmitry Rybolovlev, un milliardaire russe, résident monégasque. (Au début des années 1990, lors de la vague de privatisations, celui-ci avait mis la main sur Uralkali, le numéro un mondial de la potasse, rachetant un à un les coupons distribués aux ouvriers russes ; participations qu’il vendra en 2010 pour 5,3 milliards de dollars.) Olivier Thomas, le successeur et partenaire d’affaires de Bouvier, a fait fortune dans les chevaux de course (Il en a baptisé un Free Port Lux, dont les photos décorent les salles d’attente du port franc au Findel.) Manque de chance : quelques semaines après avoir pris la tête du Freeport, il se retrouva à son tour placé en garde-à-vue, soupçonné d’avoir vendu deux Picasso volés.

Robert Goebbels insiste longuement sur la présomption d’innocence des deux actionnaires principaux. Or le dommage est fait. Dans les journaux internationaux, du Monde au New Yorker, des marchands d’art déconseillent vivement de placer des tableaux dans les structures appartenant à Yves Bouvier. Celui-ci a fait fortune avec Natural Le Coultre, une entreprise de logistique et de stockage qu’il avait héritée de son père. Présentes aux moments commerciaux cruciaux, ces firmes sont censées être les serviteurs aveugles, effacés et désintéressés du monde de l’art. « They operate deep inside it but are not quite of it », écrivait, dans un long article paru en février, le New Yorker. En se lançant secrètement dans des opérations de trading, Bouvier a mélangé les genres, enfreignant une règle tacite mais centrale du marché de l’art. (Bouvier souligne qu’il n’a jamais utilisé des informations confidentielles de Natural Le Coultre pour ses affaires de trading.)

Les opérations pour l’oligarque russe, Bouvier les avait menées de manière discrète, via des dizaines de sociétés-écrans (dont six concoctées par Mossack-Fonseca). « To be invisible is the best way to make business », expliquera-t-il. Cela faisait des années que les concurrents observaient avec stupeur les gigantesques projets de Bouvier. Comment un simple transitaire arrivait-il à mobiliser les capitaux nécessaires à la construction de sites quasi-industriels comme le Freeport de Singapour et celui du Luxembourg ? Nous savons aujourd’hui que ces ports francs furent payés avec l’argent d’un oligarque russe. En constituant une impressionnante collection d’art pour Rybolovlev – un néophyte dans ce marché ultra-complexe qui considérait Bouvier comme son intermédiaire et non comme le vendeur des tableaux – Bouvier empochera des dizaines de millions de dollars. Rien que sur la vente d’un Klimt, il fit une marge de soixante millions de dollars. De quoi couvrir les coûts de construction du Freeport Luxembourg qui s’élevaient à 55 millions d’euros. Face au New Yorker, David Arendt déclara qu’il n’avait appris les activités de trading de son actionnaire que fin février 2015, en lisant la presse. Critiqué par les marchands d’art, Bouvier rétorque : « All these people think they are the best one. Now they know the small Bouvier is better than them. […] It is a market without rules. Don’t say that it is Mr Bouvier with no rules. »

Horror vacui « Pour l’instant, le Freeport ne dégage pas encore les bénéfices escomptés », déclarait RobertGoebbels. En juin 2015, la société a dû procéder à une augmentation du capital de 1,6 million pour éponger les pertes. « Il est de notoriété publique que Monsieur Bouvier est éventuellement d’accord pour se séparer de ses actions. Mais c’est à lui d’en décider. Il cédera comme bon lui semble et pour le prix qu’il négociera », déclarait Robert Goebbels ce lundi, entretenant le flou sur les intentions des actionnaires. Or, Yves Bouvier (soixante pour cent de participations) et les deux actionnaires minoritaires Olivier Thomas et Jean-Marc Peretti veulent-ils réellement vendre en ce moment-ci ? Quel prix pourront-ils obtenir pour un Freeport dont la réputation, dans le microcosme du marché de l’art, est sérieusement ternie ?

Le fait est que le Freeport est en grande partie vide. Son administrateur délégué David Arendt évoque un « taux d’occupation » de soixante pour cent. (C’est le même chiffre qu’il avançait fin 2013 pour estimer le nombre de réservations.) Il concède que le « taux de remplissage » (les mètres carrés effectivement utilisés par les opérateurs pour stocker des objets) devrait, logiquement, être inférieur. Une personne privée ne peut directement louer au Freeport. Elle doit passer par une société d’entreposage agréée qui, elle, sous-loue au client final. Une grande partie des 20 000 mètres carrés est louée par Natural Le Coultre, la firme de Bouvier. Or, écrivait le Wall Street Journal en septembre 2015, ces halls ne seraient occupés qu’à quinze pour cent. Le taux de remplissage effectif du port franc devrait donc se situer loin, voire très loin, des soixante pour cent.

Choc réglementaire Depuis juin 2015, les opérateurs du port franc sont placés sous les lourdes dispositions anti-blanchiment. Une mesure de précaution prise par le gouvernement à laquelle aucun règlement européen ne le contraignait, mais que lui dictait la hantise d’un énième scandale financier. (L’approche rappelle celle choisie pour la fondation patrimoniale : amputée de ses aspects les plus agressifs, puis mise au frigo, en attendant que les nouvelles règles de blanchiment se précisent.) En se plaçant à l’avant-garde de la transparence, le gouvernement veut se rendre inattaquable. Ce faisant, il a, sinon sacrifié, du moins sérieusement ébranlé le modèle d’affaires du Freeport. Si le CA du port franc a majoritairement soutenu ces nouvelles règles, les locataires ont très peu goûté. Dans un microcosme où l’opacité est la norme, l’obligation de connaître l’identité des bénéficiaires économiques pour chacune des œuvres entreposées constitue une hétérodoxie. En quelques mois, le nombre d’opérateurs a fondu comme neige au soleil. S’ils étaient une vingtaine l’été dernier, ils ne sont plus que trois à l’heure actuelle : Natural Le Coultre, la société luxembourgeoise MT Art Services et la Brink’s (qui stocke des métaux précieux).

Les lois sont limpides, leur application l’est beaucoup moins. D’après plusieurs sources, les procédures ont mis des mois à se fixer et à former système. Trois douaniers ont été délégués sur le site à temps plein. Ils sont censés veiller à ce que chaque entrée et chaque sortie soit signalée. Ils surveillent également les transactions se déroulant au sein même du Freeport. Il s’agit d’éviter qu’un objet précieux, contrôlé à l’entrée, ne soit racheté au sein du Freeport avec de l’argent noir puis revendu de nouveau avant de ressortir, blanchi. Jusqu’ici, aucun objet n’a été mis en quarantaine par les douaniers. En septembre, le Wall Street Journal écrivait : « Experts say it can be difficult for a customs official relying on a printed summary of a sale conducted inside a freeport to know for sure if the amount exchanged was appropriate, or if a painting that was purportedly sold was real ».

Le gouvernement luxembourgeois s’efforce de garder ses distances par rapport à Bouvier. « Il s’agit d’un citoyen suisse arrêté à Monaco pour une affaire avec un Russe, déclarait le Premier ministre Xavier Bettel il y a une année. Je ne sais pas où serait le lien avec le Luxembourg. » En décembre dernier, dans une réponse à une question parlementaire, Pierre Gramegna déclarait simplement ne pas s’immiscer « dans les décisions et les affaires courantes d’une société de droit privé. » Or, le ministre de l’Économie Étienne Schneider (LSAP) et des hauts fonctionnaires du ministère des Finances avaient bel et bien demandé des comptes à Bouvier.

Lors de l’inauguration, David Arendt ne s’y trompait pas en présentant le port franc comme un partenariat public-privé. L’existence même du Freeport est due à une loi fiscale taillée sur mesure. Le bunker est bâti sur un terrain appartenant à l’État luxembourgeois qui dispose donc, en théorie du moins, d’un droit de préemption et devra avaliser toute reprise par de nouveaux actionnaires. Devrait-t-il s’impliquer davantage pour assainir et surveiller le marché ? L’option d’une « nationalisation » du port franc via une prise de participation publique fait rigoler au CA. « Pour en faire quoi ? Stocker les œuvres du Musée Pei ? », demande Robert Goebbels. Le Freeport n’est ni une compagnie aérienne ni une banque systémique.

Splendide isolation Le Freeport se présentait comme plateforme du marché d’art international, créatrice d’activités financières, artisanales et logistiques. C’était une vision optimiste. Car le port franc de Genève, modèle sur lequel se base le Freeport du Findel, est d’abord un safe haven qui s’est construit sur des décennies d’argent sale, de secret bancaire et de laxisme des autorités. Malgré les colloques, brochures et discours, l’« art cluster » n’a jusqu’ici pas pris son essor au Luxembourg. L’automne dernier, la Luxembourg Art Law and Art & Finance Association (Lafa) s’est constituée, réunissant essentiellement des acteurs de la place financière. Elle n’a pas tardé à « déposer des propositions sur le bureau du ministre ». Les juristes y demandent l’introduction d’un cadre législatif « innovant » incluant l’art lending (le prêt sur gage contre le dépôt d’œuvres d’art) et la libéralisation des ventes aux enchères, ce qui reviendrait à briser le monopole des notaires pour faire place à Christie’s et autres Sotheby’s. La Lafa a eu droit à quelques réunions avec des hauts fonctionnaires. Or, on leur a rapidement fait comprendre que le ministère des Finances avait d’autres priorités.

« Je ne voudrais surtout pas que le port franc soit un cimetière pour l’art », promettait David Arendt en 2014. Il faisait alors miroiter au grand public la perspective que des œuvres déposées au Freeport pourraient être exposées dans des musées luxembourgeois. En fait, c’est l’inverse qui est arrivé. Il y a un mois, le Musée national d’histoire et d’art annonçait qu’il prêtait « deux toiles emblématiques » (un Kutter et un Picasso) au Freeport, pour que celui-ci puisse décorer son stand à l’European Fine Art Fair à Maastricht. Auprès des galeristes locaux, jadis encore assez enthousiasmés, la désillusion s’est installée. En 2014, le galeriste Alex Reding (Nosbaum-Reding) avait encore dit espérer que le Freeport apporterait une « professionnalisation » à la scène locale. Il analyse désormais le port franc comme une « machine du capitalisme » permettant aux « oligarques avec trop d’argent » de « cacher et de sécuriser leur richesse ». Selon Reding, le port franc et l’« art cluster » intéressent d’abord les acteurs de la place financière qui « font le design de produits financiers » : « Cela n’a rien à voir avec la scène culturelle locale. Les ventes d’artistes dans des galeries ne sont pas considérées. Cela n’intéresse personne, puisque, comme outil financier, cela n’a pas d’utilité. »

Bernard Thomas
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