Art contemporain

Une décennie en enfer

d'Lëtzebuerger Land du 15.11.2019

S’il n’est pas possible, pas souhaitable de toute façon, de mettre une étiquette à l’œuvre de David Wojnarowicz, ce qui reviendrait à l’enfermer dans un tiroir, et puis l’artiste new yorkais a touché à toutes les techniques, il n’est pas faux de voir en lui comme le parangon d’une époque. Ces années 80 qu’il représente plus que tout autre, jusque dans sa mort prématurée, années d’une ébullition artistique, de la plus vive effervescence, d’une agitation qui avait ses côtés violents, et de ravages humains terribles causés par le sida. David Wojnarowicz est mort en juillet 1992, à l’âge de 37 ans seulement. Et sans la moindre propension à la superstition, ou un symbolisme exagéré, on constatera qu’il n’a vécu quand même que le temps d’Arthur Rimbaud, pas plus, et un siècle après le poète français, c’est toute une décennie en enfer que son œuvre nous déploie, dans les deux galeries du rez-de-chaussée du Mudam.

« Un soir j’ai assis la Beauté sur mes genoux… Et je l’ai trouvée amère » : c’est David Wojnarowicz lui-même qui impose cette référence à Rimbaud, dès la première salle où se font face deux portraits, deux regards juvéniles, avec à côté des photographies d’une série où l’artiste avait fait porter, en 1978-1979, des masques à l’effigie du poète à des amis, dans des endroits de New York liés à son propre parcours. Wojnarowicz avait été à l’époque à Paris, il se peut qu’il ait vu l’une ou l’autre sérigraphie collée sur un mur par Ernest Pignon-Ernest, et l’on n’oublie plus, c’est vrai, ce visage qui vient d’un portrait fait de Rimbaud, alors qu’il avait 17 ans, par Etienne Carjat. Véritable icône, tout y est, la jeunesse, la rébellion, trimbalées alors dans le nouveau monde.

Après une entrée en matière qu’on qualifiera de conceptuelle, c’est l’éclat(ement) des formes, des couleurs, leur explosion, dans des œuvres souvent réalisées à partir de matériaux récupérés. David Wojnarowicz vit alors, traîne plutôt, sur les quais de la Hudson River, les jetées où arrivaient jadis les gros navires, abandonnées alors, prises depuis dans la gentrification de New York ; et l’artiste ne pouvait se douter qu’il était tout près de ce qui sera, à Meatpacking, le nouveau Whitney Museum, construit en 2015 par Renzo Piano (c’est de là qu’est partie cette rétrospective). D’un bout à l’autre, les peintures oscillent entre l’intimité et l’activisme, la fureur et la tendresse, documents d’une force extrême des années 80, véritable imagerie de la vie de la métropole, du fonctionnement (social, politique) du pays, rappel constant de l’épidémie du sida qui frappe alors en premier la communauté homosexuelle.

Avec tout ce que l’art de David Wojnarowicz comporte de critique, d’accusateur, sa part de virulence, et il vise fort et juste, ses œuvres sont comme des fleurs qui naissent du mal, nourries par l’amour. Quatre peintures, vers 1990, représentent d’ailleurs des fleurs exotiques, elles sont belles, mais il faut aller voir de près, les textes autobiographiques sérigraphiés, les photographies qui y sont cousues. Elles sont belles aussi, les allégories de la terre, de l’eau, du feu et du vent, et s’inscrivent dans une tradition de l’histoire de l’art. Ainsi, David Wojnarowicz dépasse le moment qu’il situe dans toute son urgence. Son mentor et ami, amant, le photographe Peter Hujar, quand celui-ci meurt en 1887, il le photographie, sur son lit, le visage, les mains, les pieds, 23 prises en tout, comme le nombre de paires de chromosomes chez l’homme. Un nouveau memento mori. De janvier 1914 à janvier 1915, Ferdinand Hodler avait fait 74 tableaux, plus de 240 dessins de sa maîtresse Valentine Godé-Darel, au long de son agonie, suivant de jour en jour le corps qui se décharne. Ce qu’il faut, dans pareils cas, de dépassement du désespoir.

« Ah ! les poumons brûlent, les tempes grondent ! La nuit roule dans mes yeux, par ce soleil ! Le cœur… les membres… » (Rimbaud, Une saison en enfer). Dans ce qui s’apparente à un testament, One day this kid, de 1990-1991, David Wojnarowicz a combiné une photographie de lui enfant et la prédiction de la violence qu’il subira. One day politicians will enact legislation against this kid… The kid will lose his constitutional rights against the government’s invasion of his privacy… Revendiquant sa différence, David Wojnarowicz, jusqu’au bout, s’est battu pour plus d’humanité.

L’exposition History keeps me awake at night de David Wojnarowicz dure jusqu’au 9 février 2020 au Mudam ; mudam.lu.

Lucien Kayser
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