Ecotone

À la lisière

d'Lëtzebuerger Land du 24.12.2009

Qu’est-ce qui se produit dans une zone de passages, d’entre-deux, de confluences, en transition entre deux mondes, une zone de transit propice à la procréation de nouvelles choses, de faits, d’espèces, de tensions ? Sept artistes intergénérationnels, locaux et internationaux choisis par le Centre national de l’audiovisuel (CNA) présentent leur travail photographique autour des effets d’un tel phénomène, thématique proposée par la curatrice Michèle Walerich : « Ecotone emprunte son nom à l’écologie où il désigne une zone intermédiaire entre deux systèmes naturels, transitoire ou en rupture, caractérisée par une haute densité et diversité d’espèces, souvent inattendue ou égarée. Le terme est forgé à partir du grec « oikos » (maison, habitat) et « tonos » (tension) ».

Ecotone est une exposition hautement écolo-photographique questionnant indirectement les revers de l’actualité, dans laquelle le médium extrapole de manière juste et attendue sa forme première de tirage sur papier pour explorer multiples facettes de la photographie et aller vers les différents champs de l’image, dont la vidéo, la sculpture et l’objet-fétiche.

Le classique et les faits d’abord avec la mystérieuse série The Blue Room, premier travail couleur très léché d’Eugene Richards (né en 1944 à Boston), fragments de récits recueillis à travers l’Amérique rurale, road-movie aux plans cinématographiques dont les détails (regard perdu, maison abandonnée, animal mort, lit vide couvert de neige, cigarette portant une empreinte de rouge à lèvres) ébauchent des pistes énigmatiques au gré de voyages de lieu en lieu. La nature est omniprésente, l’absence de l’homme également. Chacune des photographies composant la série pourrait cependant exister de manière autonome, par elle-même, tellement les vues de Richards sont « entières ».

Plus monotones, les vues de Nadav Kander (né en 1961 en Israël), endorment et subjuguent à la fois, avec un travail sur les mutations environnementales et les alentours le long du fleuve chinois, le Yangtsé. L’am­biance est silencieuse et poétique, enivrante dans de très belles photographies atmosphériques où le temps semble s’être arrêté. Zones de transformations, en friches et en chantier, laissées à l’abandon, les hommes tentent de domestiquer l’environnement dans des moments « arrêtés », en attente, prises de vues lentes, figées dans l’espace.

Il suffit d’une photographie grand format de Roger Wagner (né en 1962 au Luxembourg), le paysage Heysel-Bruxelles, non sans évoquer les caractéristiques de la photographie plasticienne des années 1980 et le travail, pour englober le spectateur dans un environnement semi-naturel semi-urbain, dont l’activité destructrice et l’agitation humaine tout autour proche de l’Atomium et de l’aéroport de la capitale sont soupçonnées. Roger Wagner est témoin d’un microcosme, d’un « îlot florissant », un paradis perdu subsistant entre deux mondes en proie à une dégradation imminente. Il est étonnant que ce travail photographique si maîtrisé plastiquement ne soit pas plus visible aujourd’hui à l’occasion d’expositions photographiques.

Ce passage « naturel » fait la transition vers des modes de présentations de la photographie plus contemporains dans l’exposition. Trois moniteurs diffusent les images oppressantes de Gast Bouschet et Nadine Hilbert (nés en 1958 et 1961 au Luxembourg). Gast Bouschet explique à propos de ce travail intitulé Fringe Things (Against Empire) : « Il s’agit d’une extension sur les bords de ce que nous avons présenté à la Biennale de Venise cette année. Cela entre bien dans le contexte de cette exposition entre-deux mondes, comme notre travail à Venise, qui se situait entre l’Afrique et l’Europe. Transition entre la civilisation et intrusions naturelles comme les araignées qui envahissent les territoires. C’est un voyage entre l’image en mouvement et l’image fixe ».

Plus loin, la sculpture Somewhere Else de Justine Blau (née en 1977 au Luxembourg), réalisée avec un assemblage de photographies occupe littéralement le sol et un angle de l’espace d’exposition comme un grand paysage composite entre réel et fiction, dans un travail frais et novateur tissant des liens entre photographie et sculpture. L’artiste explique « Tout est parti d’une frustration par rapport au virtuel. Je suis intéressée par le lien entre les médias et les moteurs de recherches comme Google pour recréer un paysage. J’ai joué avec les stéréotypes et la fascination des photographies de vacances. J’ai questionné le rapport que nous avons avec l’étranger, l’envie de voyage et l’impression de se rendre vers quelque chose d’authentique ainsi que le rapport avec l’exotisme et le rôle de la photographie. J’ai tapé par exemple Chine et Roches rouges, toutes les parties du globe ont été utilisées pour recréer cet ailleurs. La sensation d’une Terra Incognita n’est plus de notre génération ».

Le mode du documentaire est incarné par Jim Goldberg (né en 1953 à San Francisco) avec une très belle série de photographies, proche du photo-texte, donnant au sujet photographié la possibilité d’intervenir dans le processus de création, suivant les itinéraires de jeunes adolescents mal dans leur peau. Représenté par Magnum, Jim Goldberg a réalisé la série Raised by Wolves entre 1977 et 1985 et a suivi des gamins de rues de San Francisco et Los Angeles dans des milieux en marge de la société, en rapport avec la misère, la violence et la drogue. Il avait réalisé une première série (Rich and Poor) de photographies de familles vivant dans des hôtels et d’autres dans des appartements huppés et montré les contrastes entre classes sociales. Ensuite il demandait à ces familles de commenter les photographies et d’écrire un commentaire dessus, comme un état des lieux. Dans Raised by Wolves, le sujet intervient également dans l’œuvre, à la fois dans la distance et l’analyse de son sujet. Le sujet photographique met sa patte sur le travail, même si Jim Goldberg reste l’opérateur. Dans ce travail multiforme, des objets sont récupérés et exposés comme un skateboard, une carte et des dessins.

Avec une sélection habile, permettant des univers et des formats très différents sans perte de qualité dans l’homothétie visuelle de l’accrochage, chaque « morceau » intermédiaire, dans cette petite exposition « minimum », réduite à un jeu de pièces pour chaque photographe (excepté l’espace consacré à la star Jim Goldberg), donne envie d’en voir davantage. Même si toutes les pièces ont un propos très différent, elles rejoignent de près ou de loin le thème central de cette exposition photographique de qualité.

Didier Damiani
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