Rencontre avec Payal Kapadia, réalisatrice de All We Imagine as Light

« L’amour, c’est politique »

d'Lëtzebuerger Land du 04.10.2024

D’Land : La production de votre film s’est étendue sur quatre années, de 2020 à 2024, en pleine pandémie Covid. Est-ce ce contexte sanitaire qui vous a conduit à mettre en lumière trois personnes travaillant dans un hôpital ?

Payal Kapadia : En réalité, j’ai commencé à travailler sur le film dès 2018, bien avant le Covid. Certains membres de ma famille étaient alors très malades, je devais m’en occuper. Je ne cessais d’aller d’un lieu médical à un autre, d’un hôpital à un autre. J’étais dans ma dernière année d’études en tant que réalisatrice. Pour mon diplôme, je devais rendre un film de vingt minutes environ. Comme je passais beaucoup de temps dans les salles d’attente, j’ai observé la vie des hôpitaux, cela m’a captivée. Il m’a paru passionnant de la mettre en scène, notamment parce que beaucoup de femmes y travaillent. La question des relations entre les femmes et le monde du travail me semble en effet capitale et j’avais là le cadre parfait pour l’aborder. L’hôpital est comme un microcosme de la ville : tant de personnes différentes y sont présentes, tant de langues variées y sont parlées. J’ai commencé à travailler pour mon rendu de fin d’études, et il est vite apparu que cela déborderait largement les vingt minutes allouées ! J’ai mis ce sujet de côté et je me suis consacrée à d’autres projets. Puis le Covid est arrivé, qui a mis vraiment l’accent sur le monde des travailleurs de la santé, dans le monde tout entier, ce qui m’a relancée sur ce projet, tel que je l’avais imaginé initialement, car il comporte des enjeux qui m’ont occupée pendant très longtemps.

Vous rendez hommage à l’amitié et à la solidarité féminines, à la conscience de classe des infirmières. Les femmes soignent le monde avec leurs mains. J’imagine que les femmes représentent, pour vous, un sujet politique décisif dans l’avènement d’une société indienne égalitaire ?

Je voulais m’éloigner des films, réalisés par des hommes, dans lesquels les femmes sont cantonnées au rôle de la petite amie, de la sœur... J’ai grandi dans un univers, une famille peuplée de nombreuses femmes, et c’est donc tout naturellement que la vie des femmes s’est imposée à moi comme un sujet à explorer. Je ne suis pas sûre que cela ait été un choix conscient ; j’ai juste repris les histoires dans lesquelles j’ai baigné. Et bien sûr, c’est devenu politique. Une femme qui réalise un film sur des femmes, c’est déjà politique, hélas ! (rires)

Au sein de l’industrie cinématographique indienne, un mouvement a récemment émergé pour dénoncer les abus sexuels exercés par des hommes. Pensez-vous que cela puisse être le début d’une prise de conscience plus générale en Inde, comme l’a été Me Too par exemple ?

Je l’espère ! Ce rapport (de la commission Hema sur les abus sexuels dans le cinéma indien, ndlr) est remarquable, avec la constitution du collectif féminin, le Women in Cinema Collective basé au Kerala, qui défend les droits de toutes les femmes travaillant dans l’industrie cinématographique – pas seulement les actrices, mais aussi les maquilleuses, les costumières, les techniciennes, etc. Elles se sont serré les coudes pour que ce rapport soit publié, c’est un bel exemple de ce que l’union au féminin peut faire. J’espère que cela va opérer un changement structurel dans les lois du travail au Kerala pour les femmes, ce qui constituerait un bond formidable. Je trouve aussi très encourageant qu’il y ait eu enfin des arrestations car lorsqu’il y avait eu la vague Mee Too, dans d’autres studios indiens, il y avait eu des dénonciations de comportements abusifs restés sans suite. Au Kerala, les syndicats sont puissants depuis longtemps, il y a toute une histoire syndicale dans cet état de gauche, et donc le gouvernement y est sûrement plus enclin à embrasser ces changements. Espérons que les autres états suivront !

Dans vos films, dès Afternoon Cloud (2017), vous mettez en scène des amours contrariées. C’est en quelque sorte le sentiment amoureux contre l’ordre établi, comme dans les mélodrames de Douglas Sirk, par exemple. Croyez-vous que le désir amoureux puisse changer les êtres, les émanciper de l’emprise des dogmes et de la morale religieuse ?

Je pense qu’amour et révolution sont quelque peu liés (rires). Si vous n’avez pas d’amour vous ne pouvez pas nourrir des sentiments révolutionnaires. L’amour est très politique en Inde ; il l’est partout en réalité, tout dépend des privilèges que vous avez (ou non !). En Inde, l’amour est un sujet très présent pour ma génération, pour notre Zeitgeist. Notre génération éprouve une grande frustration sur la question : des jeunes qui ont des moyens financiers, qui vivent dans une forme de modernité, sont empêchés dans leurs choix amoureux, ils sont emprisonnés dans des problématiques sociales de castes. Les femmes y sont le plus exposées, en raison de l’honneur des familles, qui dépend d’elles. La femme en est la propriétaire d’une certaine façon, ce qui me met beaucoup en colère. Mes films reviennent inlassablement à cette question.

Vos films se caractérisent par un travail important sur la forme : vous recourrez notamment à des matériaux hétérogènes, comme les tableaux d’Arpita Singh dans Afternoon Clouds. Aussi, votre mère, Nalini Malani, est elle-même peintre et vidéaste. Quelle relation établissez-vous entre vos films et la peinture d’Arpita Singh et le travail de votre mère ?

Le travail d’Arpita, une des premières artistes féministes indiennes que j’admire beaucoup, est très différent de celui de ma mère : parfois simple en apparence, il mobilise souvent des objets du quotidien, des pots de fleurs, et j’adore quand les objets deviennent plus que ce qu’ils sont. De son travail, j’ai tiré ce principe, une naïveté presque enfantine qui recèle bien plus que ce qu’on pourrait croire. Ma mère, quant à elle, traite de beaucoup d’enjeux politiques dans son art. Ce que j’ai surtout appris d’elle, c’est qu’elle recourt à une hétérogénéité de médiums : des photocopies, peinture, estampes, vidéos… J’aime recourir aussi à une telle diversité de formes dans mon cinéma, c’est comme réaliser un patchwork, un collage. C’est une méthode que j’apprécie, comme si le film avait été réalisé sur une table de cuisine. La dimension artisanale, manuelle, m’importe beaucoup.

Votre cinéma est aussi un cinéma de la voix, de l’intime. Souvent, les voix s’autonomisent, se détachent des corps des personnages. Quel sens donnez-vous à cette disjonction entre le corps et la voix ?

La particularité du cinéma, pour moi, c’est le montage. D’images, de sons, de sons et d’images. L’esprit humain a une faculté incroyable à tirer du sens de n’importe quel montage. Nous avons beaucoup étudié le cinéma soviétique des années 1920, Eisenstein, Poudovkine… dont on entend les noms dans mon film, comme un slogan (rires). J’y apprécie la dissociation apparente entre les éléments, alors qu’on ressent bien ce qui les unit et j’essaie de reproduire cela au cinéma. Je fais confiance au public pour trouver le sens. Moi-même en tant que spectatrice, j’aime qu’on m’offre cette latitude, cet espace pour recréer une signification. Remplir les vides avec mon savoir, avec mon expérience. J’adore cela chez Miguel Gomes, notamment dans Tabou, ou chez Chantal Akerman (News from Home, 1977), Cléo de 5 à 7 (1962) d’Agnès Varda. Cela me libère !

Est-ce que All We Imagine As Light sera projeté dans les salles de cinéma en Inde ?

Grâce au Grand Prix à Cannes, j’ai trouvé un distributeur indien. Des films comme le mien passent souvent inaperçus, pas tant à cause de son sujet qu’en raison de l’économie cinématographique indienne, qui est si importante, que peu de distributeurs se risquent à faire une place à des opus comme celui-ci. Ainsi, vous avez beaucoup de films indépendants indiens que vous verrez en festival, et qui ne sont pas distribués en salles en Inde, malheureusement, alors qu’il y a tant de travaux de qualité. Il sortira donc en Inde le 8 novembre ! J’en suis très heureuse.

Avez-vous un prochain projet de film en tête ?

Je souhaite réaliser un film sur Mumbai uniquement. Durant mes recherches pour le film précédent, j’ai découvert tant de choses passionnantes sur ma ville natale que je pourrais y consacrer beaucoup d’œuvres ; mais cela compte très cher d’y tourner. Ce film sera quelque peu différent des précédents ; ce sera probablement un thriller ! Mais on y reconnaîtra les thèmes qui me sont chers !

Loïc Millot
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