Bien que prévu par la loi et les conventions européennes, bien qu’encouragé par le FMI ou l’OCDE, l’accès des demandeurs de protection internationale au marché du travail demeure hypothétique

Spießrutenlauf

d'Lëtzebuerger Land du 22.04.2016

Surtout, ne pas rester dans la promiscuité du foyer à longueur de journée. Ne pas rester scotché à son téléphone portable, à suivre les combats dans son quartier via Facebook, craindre pour sa famille, s’énerver sur les forces en jeu, discuter virulemment avec ses pairs. Ne pas attendre désespérément un message sur Whatsapp, suivre le dangereux périple de ses proches par la mer Égée ou leur attente en Grèce. Ne pas regarder les enfants partir à l’école le matin et attendre qu’ils reviennent le soir, ne pas voir les vigiles d’une société privée faire leurs interminables rondes et vérifier les papiers d’identité des visiteurs ou fouiller leurs sacs pour voir s’ils n’auraient pas apporté une barquette de biscuits ou quelques fruits. S’activer, c’est aussi quitter cette logique d’assistanat auquel sont réduits les demandeurs de protection internationale (DPI) durant la procédure de leur demande. « Les activités culturelles, c’est bien. Mais la vraie intégration au Luxembourg ne se fait que par le travail, cela a toujours été ainsi », constate Agnès Rausch.

L’activiste pour les droits des immigrés, qu’on a connue battante en tant que responsable du service réfugiés de Caritas dans les années 1990, est de retour, après un mandat de quinze ans comme conseillère d’État pour Les Verts. Aujourd’hui, elle milite au sein de l’initiative Reech eng Hand (Tends une main) de l’Église catholique, lancée l’année dernière et qui essaie de motiver des bénévoles à s’engager pour l’accueil et l’intégration les demandeurs de protection internationale (DPI) et les réfugiés au niveau décentralisé des paroisses. Une des activités d’Agnes Rausch dans le cadre de cette initiative est d’assister les DPI et les réfugiés reconnus dans leur recherche d’un emploi. Et elle témoigne à quel point, en pratique, cet accès au marché du travail est défaillant, malgré son ouverture théorique qui doit leur être garanti après six mois, selon la loi de 2015, et malgré les textes européens et les études d’organes internationaux qui encouragent cette intégration par le travail. En cause : des procédures administratives beaucoup trop lourdes, qui servent surtout d’obstacles à une nouvelle population de demandeurs, qui viendraient s’ajouter aux plus de 18 000 chômeurs autochtones et communautaires déjà inscrits à l’Adem. « Même lorsque nous trouvions un patron qui était prêt à embaucher un DPI, nous n’avons jamais réussi à obtenir l’autorisation d’occupation temporaire (AOT) nécessaire pour qu’il puisse l’engager », regrette Agnes Rausch.

Mais dans l’ordre. L’accès des demandeurs de protection internationale au marché du travail est prévu depuis longtemps dans les textes européens. La dernière directive accueil de 2013 statue qu’ « afin de favoriser l’autosuffisance des demandeurs et de limiter les écarts importants entre les États membres, il est essentiel de prévoir des règles claires concernant l’accès des demandeurs au marché du travail ». Au Luxembourg, ils avaient ce droit neuf mois après le dépôt de leur demande de protection internationale ; depuis la réforme de la loi en décembre 2015, ce délai a été baissé à six mois, une des seules avancées législatives dans le domaine, saluée par les ONGs. Or, les six mois restent tout aussi théoriques que les neuf mois l’étaient auparavant. Car pour le demandeur de protection internationale, la procédure implique un périple administratif décourageant. Exactement 105 DPI sont actuellement inscrits à l’Adem, selon Laurent Peusch de l’Administration pour le développement de l’emploi, avec, dans les faits, très peu de chances de dégoter une AOT. Car un employeur potentiel devra d’abord déclarer un poste vacant à l’administration, avec une description claire du profil. L’Adem doit par la suite faire un « test du marché » et voir si aucun demandeur autochtone ou communautaire, ressortissant de l’Espace économique européen, ne correspond au profil demandé. S’il s’agit d’un emploi ne nécessitant que peu de qualifications, c’est difficile de passer ce cap, sinon en invoquant des connaissances linguistiques spécifiques. Ensuite, l’employeur doit faire part de sa volonté d’embaucher le DPI en question et demander un certificat d’emploi, qui doit être validé par la direction de l’Immigration, en charge d’émettre ce fameux AOT, parfois après avoir demandé un avis à une commission consultative. En 2015, 26 demandes d’AOT ont été avisées par la direction de l’Immigration, dont seulement quinze positivement.

Pour mémoire : en 2015, 2 447 nouveaux demandeurs de protection internationale sont arrivés au Luxembourg, l’« afflux massif » ayant commencé en septembre, avec une moyenne de 400 nouvelles demandes par mois, dont alors une majorité de Syriens, d’Irakiens et d’Afghans. Cette catégorie de demandeurs donc, qui ont le plus de chances de voir leurs demandes aboutir. Les premiers de cet afflux massif sont désormais en attente depuis six mois – ce qui voudrait dire que leur procédure de demande arrive à échéance ces prochaines semaines, suite à la réforme législative par laquelle le gouvernement s’est engagé à limiter leur durée à six mois. Les chiffres de 2016 pourraient confirmer au moins cette ambition : jusqu’en mars de cette année, 355 décisions ont été prises, avec un taux de reconnaissance du statut de réfugié de 39,7 pour cent (contre un taux de reconnaissance aux alentours de dix pour cent en moyenne les années précédentes). Une fois qu’une personne a le statut de réfugié reconnu, elle jouit des mêmes droits sociaux qu’un communautaire – donc elle aura aussi le droit d’accéder au marché du travail, sans AOT ni aucune autre difficulté administrative.

Nicolas Schmit (LSAP), le ministre du Travail et de l’Emploi, est conscient du défi qui attend les administrations luxembourgeoises dans l’intégration par le travail de cette nouvelle population. Actuellement, quelque 300 réfugiés reconnus sont inscrits à l’Adem, et il sait que ces chiffres vont croître de manière substantielle dans les prochaines semaines. Au Forum de Davos en janvier, Christine Lagarde, la directrice du Fonds monétaire international (FMI), a présenté une étude qui évalue l’impact économique de l’afflux de migrants en Europe, qui peut être transformé en apport positif sur la croissance du PIB du pays d’accueil, si l’intégration par le travail réussit – un scénario optimiste établit un taux positif de 0,5 pour cent pour l’Allemagne par exemple. Faire travailler les réfugiés aussi vite que possible les sort de l’assistanat public (ce qui en réduit les coûts sociaux), contre les effets du vieillissement des populations européennes et fait profiter les pays d’accueil de leurs compétences souvent élevées, un cinquième des réfugiés syriens arrivés en Allemagne entre 2013 et 2014 par exemple sont des universitaires.

Dans son étude The Refugee Surge in Europe : Economic Challenge, le FMI propose une panoplie de mesures pour accélérer l’intégration des réfugiés sur le marché du travail, dont des subsides aux employeurs ou la possibilité de faire des exceptions à la loi imposant un salaire minimum pour tous les travailleurs. Le même mois, l’OCDE et le UNHCR plaidèrent pour une facilitation de l’accès des réfugiés sur le marché du travail, en les plaçant dans des régions où le marché du travail est dynamique ou en baissant les délais. En Allemagne, le gouvernement vient de créer 100 000 emplois précaires plus connus sous le titre de Ein-Euro-Jobs pour les réfugiés, ce qui fait craindre la création d’un marché de l’emploi parallèle, moins bien payé, et provoque l’ire des syndicats, qui militent pour l’égalité des droits pour tous. Au Luxembourg, le projet de transposition de la directive accueil prévoyait un « projet d’accompagnement » avec lequel les demandeurs qui le désiraient auraient pu exécuter de menus travaux dans leurs foyers et dans les alentours contre payement d’une indemnité, qui aurait pu atteindre jusqu’à 450 euros par mois. Dumping social pour les uns, cette indemnité aurait surtout permis aux demandeurs d’augmenter leur revenu disponible de façon substantielle – actuellement, ils ne reçoivent que 25 euros par mois pour un adulte –, de pouvoir envoyer un peu d’argent chez eux (une motivation très importante, note Agnes Rausch) et de s’activer. L’idée a été supprimée du texte suite à l’opposition formelle du Conseil d’État. Les syndicats luxembourgeois sont étonnement muets sur la question.

Interpellés par la situation dramatique des demandeurs d’asile en Europe, les responsables de la Fedil – Business Federation, qui regroupe 600 entreprises représentant entre 40 000 et 50 000 salariés, viennent de prendre contact avec le ministre du Travail, l’Adem et l’Olai (Office luxembourgeois de l’accueil et de l’intégration, dépendant du ministère de la Famille), avec la proposition de participer à l’effort d’intégration collectif avec une idée originale : les entreprises pourraient se mobiliser afin d’évaluer les compétences des demandeurs de protection internationale et des réfugiés pour pouvoir mieux les orienter vers les emplois disponibles. Une lettre demandant la collaboration de ses membres à ce projet vient d’être envoyée ce lundi. « Je crois, explique René Winkin, le directeur de la Fedil, que le secteur privé peut participer avec ses compétences à cet effort collectif. » L’idée est de demander aux professionnels de ces nombreux métiers existants dans les entreprises de donner un peu de leur temps en tant que bénévoles afin de faire des entretiens avec des réfugiés pour établir leur profil professionnel et, éventuellement, proposer des formations d’appui (autres que les cours de langue, déjà prévus actuellement) qui seraient encore utiles pour les rendre plus « employables » selon le terme de René Winkin – sans toutefois que ces bénévoles ne s’engagent à les embaucher. Il s’agit, en un premier temps, de sonder les compétences et de compléter les volets professionnels des fichiers des réfugiés. Ce qui n’était pas fait jusqu’à présent, les fonctionnaires de l’Immigration ne demandant que des renseignements sur la situation personnelle et le parcours des demandeurs de protection internationale. Nicolas Schmit regrette cette lacune, due surtout à une question de protection de données, mais promet qu’à l’avenir, les interviews comprendront un volet formation et profil professionnel. Il salue l’initiative de la Fedil et promet que l’administration collaborera activement à cette idée – en premier lieu, l’Adem devra établir une fiche d’évaluation qui pourra servir de base à ces entretiens avec des professionnels.

Si l’économie commence à voir les réfugiés comme un potentiel et non comme une menace, et le communique ainsi, cela peut grandement participer à une image positive de ces nouveaux migrants dans la population. « Les gens ne veulent pas être réduits à l’attente », souligne Nicolas Schmit, qui était lui-même ministre de l’Immigration durant la précédente législature et connaît donc bien la question. À ses yeux, tout dépendra désormais de la rapidité des procédures, que ce soit l’analyse de la demande de protection internationale ou l’intégration sur le marché du travail. Il présentera, promet-il, dans un proche avenir un plan de lutte contre le chômage de longue durée, et espère que le moins possible de réfugiés se retrouveront dans ce cas de figure. Et Agnes Rausch de confirmer : une fois que les réfugiés reconnus, par exemple ceux qui arrivent par les programmes de resettlement de l’Union européenne, se retrouvent dans les programmes sociaux, RMG plus logement social, il est aussi dur de les sortir de cette logique d’assistanat que ça l’est pour les autochtones. Le temps presse.

josée hansen
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