Panama-Luxembourg : remarques sur la cleptocratie institutionnalisée

Avidité

d'Lëtzebuerger Land du 15.04.2016

Dans sa biographie de Thomas Mann, Hermann Kurzke rappelle l’histoire d’une expérience d’enfance amusante de l’écrivain. Un beau jour, le sénateur Thomas Johann Mann promit à ses enfants de les emmener chez le pâtissier. Il leur promit de les y laisser déguster autant de gâteaux, de flans et de mille-feuilles à la crème pâtissière qu’ils le souhaitèrent. « Il nous emmena au paradis des bonnes odeurs, écrit Mann, et permettait au rêve de se réaliser … » À la grande surprise des enfants, le rêve ne fut que de courte durée, car après avoir dégusté plusieurs de ces délices, ils n’en pouvaient plus. Voilà la triste leçon de la convoitise : rares sont ceux qui sachent jouir de trois desserts, mais au quatrième, les plus avides abandonnent à leur tour. Même les grands boulimiques ne transgressent ces limites qu’au moyen d’une répétition différée de la jouissance. Contrairement aux enfants Mann, le boulimique reviendra donc le lendemain et le lendemain, et le lendemain … Et pourtant, sa répétition montre bien que quelque chose ici ne fonctionne pas. Les psychologues cognitifs se feront un plaisir de nous expliquer l’erreur de pensée sous-jacente à l’avidité. Si l’avidité nous fait miroiter des jouissances sans fin, des manques jamais assouvis et des appétits insatiables, l’expérience la plus banale semble prouver le contraire. Décevant ou rassurant : personne ne peut avaler deux dîners à la fois. Et pourtant l’avidité existe et elle semble avoir envahi le monde dans une mesure que même Mann aurait difficilement imaginé. Car l’avidité ne se limite pas aux besoins. Elle échoue face aux besoins, mais elle s’épanouit dans les désirs. En l’occurrence les désirs de posséder, d’accumuler, d’accaparer. Certes, on ne peut pas rouler dans deux voitures de collection en même temps, mais on peut en posséder un nombre indéterminé et en exposer fièrement les photos aux yeux émerveillés du monde. « L’avidité, écrit la psychanalyste d’enfants Mélanie Klein, est une impulsion impétueuse et insatiable qui excède ce dont le sujet a besoin et ce que l’objet peut et veut donner. Sur le niveau inconscient, l’avidité vise prioritairement à complètement vider [scoop out], à sucer jusqu’à la moelle [suck dry] et à dévorer le sein : c’est-à-dire que sa visée est l’introjection destructive […].1 » Découverte importante : l’avidité ne se limite pas au désir irrassasiable d’en avoir plus et plus encore. Elle se nourrit aussi de l’impulsion à vider et à drainer la source de ce qui peut être assimilé. Ce que je possède, tu ne l’as plus, ce que j’ai accumulé, jamais tu ne l’auras. C’est par ce biais d’ailleurs que l’avidité se lie à l’envie sociale. Ma grosse maison, ma grosse voiture, mon gros compte en banque et mon gros pouvoir me satisfont aussi de te priver de tes possessions et de ton pouvoir. Il n’aura évidemment pas fallu attendre la dernière publication de Noami Klein pour savoir dans quelle mesure la cupidité institutionnalisée du marché dit « libre » détruit ce qu’elle exploite. La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844 de Engels brossait déjà un tableau étonnement actuel de ce fait. La production capitaliste ne suce pas seulement jusqu’à la moelle ceux dont elle se nourrit, mais ses grands progrès de productivité polluent et contaminent encore le monde qu’ils spolient. Au plus tard depuis les révélations des « Luxleaks », nous commencions à avoir une vision bien plus concrète de l’avidité luxembourgeoise. Nous ne devrions donc pas nous étonner d’en constater la récidive dans les « Panama Papers ». Sur la liste du « top 10 » des banques ayant sollicité le plus de compagnies offshore on trouve, sans surprise, quatre banques domiciliées au Luxembourg à la première, seconde, huitième et neuvième place. Sans surprise aussi, Experta Corporate, filiale de la BIL, semble avoir été presque deux fois plus active en la matière que les autres lauréats de la liste. L’on en comprendra peut-être pourquoi Luc Frieden, nouveau président du conseil d’administration de la BIL qui « s’appuiera sur son impressionnante expérience aux niveaux local, européen et global », se promet d’« atteindre de nouveaux sommets en saisissant pleinement les promesses d’avenir »2. N’en déplaise aux grands projets de blanchiment de l’image du Luxembourg : comme place financière, sa réputation semble définitivement ternie. Les vagues appels aux formidables « valeurs » qui sauvent ne semblent même plus convaincre les politiques qui les profèrent sans idées et sans enthousiasme. Ce qui semble toutefois moins banal avec les « Panama Papers », c’est la présence massive de politiciens aux côtés de mafieux italiens et russes, de yakuzas, de trafiquants de drogues et d’armes, de marchands d’esclaves et d’autres pédophiles ; soit comme membres du club exclusif des « plus grands salauds de ce monde »3. Bien sûr qu’on s’en doutait un peu. Même au Luxembourg, l’absence affichée de corruption paraissait toujours aussi peu crédible que l’inexistence de la collaboration. Certes tout aura toujours été parfaitement légal, nous assure-ton, comme si le problème en était résolu. Mais le légal n’est justement pas le légitime ni, moins encore, le juste. Le législateur se complaira peut-être de dire que « c’est légal parce que je le veux ! », mais il ne nous fera pas croire que c’est juste parce qu’il l’affirme. Depuis plusieurs décennies, les chefs d’État, les ministres de l’Économie et des Finances ont, en toute connaissance de cause, mis en place des législations spéciales et des juridictions favorisant les relations économiques avec les États et territoires opérant comme paradis fiscaux. La mise en place de sociétés offshore n’a jamais vraiment été un secret politique. Mais curieusement, le fait que la presse ait mis l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent à l’ordre du jour, n’a nullement inquiété les politiciens promettant la transparence et persévérant, sans autres scrupules, à recourir aux montages offshore, soit pour dissimuler leurs propres actifs, soit pour y assister leurs clients. Le Jeudi du 13 mars 2015 se lit désormais comme préface à un nouveau roman policier qui risque de se dérouler devant nous yeux dans les mois à venir. Il y a un an exactement, Michel Petit ouvrait la question sur une première série d’hommes et de femmes politiques gravitant autour de la nébuleuse des constructions panaméennes dans son article sur « les petites affaires panaméennes » : « Guy Arendt et Joëlle Elvinger (DP), Léon Gloden et Laurent Mosar (CSV), Franz Fayot (LSAP) et, pourquoi pas, le cabinet Roy Reding (ADR).4 » Évidemment nous ne saurons jamais ce qu’il en est, si les nouvelles ne nous parviendront pas de l’étranger. Car l’on se souviendra aussi par quel cynisme l’un de ces députés se tira d’affaire face à une presse nationale restée coite : « Ne plus vouloir que les députés s’intéressent aux domaines qu’ils connaissent, ce serait perdre de la plus-value.5 » Ne nous arrêtons même pas sur le choix des termes qui aurait difficilement pu être plus éloquent. Une bonne connaissance en droit financier n’est bien évidemment pas désavantageuse pour les parlementaires œuvrant dans les commissions économiques, financières ou juridiques. Mais légiférer sur les mêmes constructions fiscales l’après-midi que l’on vend à ses clients le matin pose tout de même quelques questions qui ne sont pas seulement de nature « déontologique ». Aussi, ne semble-il plus vraiment approprié de parler de lobbying dans ces cas. Dès lors que les lobbyistes présupposés ont quitté l’antichambre pour œuvrer au cœur même du pouvoir législatif, on a moins affaire à des intermédiaires essayant d’influencer les décisions de législateurs qu’à une élite prédatrice en acte, motivée par l’avidité de possessions et de pouvoir, et forte de l’insolence suffisante du pouvoir inamovible. La prochaine pirouette ne se sera pas faite attendre : nous n’avons jamais été dupeurs rapaces, ou alors il y longtemps, ou bien nous avons oublié. Anachronismes que ces souffleries de sifflet !6 Parce qu’aujourd’hui, tout est différent, aujourd’hui la vertu et l’honnêteté fleurissent à nouveau. Il n’en reste pas moins que chez ces gens là, on compte, et on prépare le prochain offshore qui se situera si loin derrière la lune qu’aucun regard ne pourra s’y aventurer. La question est de principe : sucer jusqu’au dernier sou avant que d’autres ne s’en mêlent. La cupidité comme politique de niche. À l’image de l’industrie des finances, où il ne semble résolument plus si aisé de distinguer la productivité de la tricherie, la politique se vide alors de tout contenu proprement politique, pour se retrancher derrière le pragmatisme cynique d’un État perçu comme libre service pour les intérêts particuliers de ceux qui le gèrent. On aura remarqué depuis quelques décennies déjà comment la différence entre les partis politiques – assurément ceux qui gouvernent – s’est amenuisée jusqu’à l’insignifiance. La pensée unique qui impose de gouverner un État et ses institutions comme des entreprises réduit en effet les « sensibilités politiques » à de simples allures, colorant des pratiques identiques. Avec la disparition de partis clairement identifiables, disparaît néanmoins l’une des fonctions démocratiques majeures de l’élection : celle de destituer un gouvernement par le vote7. Sans véritable opposition politique – les voix critiques de La Gauche étant traditionnellement ignorées ou ridiculisées par le pouvoir en place – il n’y a plus de voix, et sans voix, il n’y a plus de contrôle démocratique du processus politique. La politique de la délocalisation, c’est aussi la délocalisation de la politique. Il est clair que trop de démocratie nuit à la « croissance ». Le dogme néolibéral, seul idiome parlé, lu et écrit par nos gouvernants, représente de fait « un programme de destruction méthodique des collectifs8 ». Si donc ces nouvelles révélations ne nous apprennent rien de particulièrement nouveau sur l’industrie des finances, elles nous montrent avec une concrétude sans pareille que l’époque de la démocratie est non seulement révolue depuis plusieurs décennies, mais qu’elle n’a peut-être jamais existée. Les discours de la politique dite démocratique ne se distinguent en rien de l’imposture d’un marketing social, animé par la seule avidité d’accumulation et de destruction. Comme nous avons pu l’entendre et le lire encore et encore chez les concernés eux-mêmes : au Luxembourg, la porte-tambour ne représente pas une pathologie du politique, mais son essence pragmatique même9. Ici comme ailleurs, on ne pourra plus se fermer à l’évidence que la destruction créatrice finit par détruire ce qu’elle crée. Et puis tant pis pour ceux qui ne se seront pas servis à temps. Il n’y a pas si longtemps, le Luxembourg était le Panama : le royaume de la tromperie légale, le règne du libre marché de constructions et de blanchiments règlementaires en tout genre. La mémoire aura vite fait d’y rajouter les questions de la gestion de l’immobilier, des travaux publics, des plans d’aménagement, et ne pensons même pas aux apparitions et disparitions tout aussi mystérieuses d’affaires de corruption, de conflits d’intérêt ou même du terrorisme national. Si la présomption d’innocence persiste, les doutes quant à la crédibilité des grandes formations politiques se font de plus en plus raisonnables. N’oublions donc pas ces questions qui ne cessent de se dérober devant nos yeux quand ces mêmes personnes, qui travaillaient à la construction des paradis artificiels de la possession et du pouvoir, nous certifient leurs compétences, vertus et valeurs, quand la grande honnêteté retrouvée sauvera nos lendemains des déportements d’hier. Comment résister alors au soupçon que les pires ennemis de l’État, ce sont parfois celles et ceux qui le gouvernent, soi-disant, au nom du peuple ?

1 Melanie Klein (1975). Envy and gratitude. New-York : The Free Pess, p. 181.
Thierry Simonelli
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