Twenty to Eight

Les ingrédients du futur

d'Lëtzebuerger Land du 14.01.2010

Retour les 8 et 9 janvier dernier au Grand Théâtre de Luxembourg sur les débuts de Sasha Waltz, cette chorégraphe incontournable dont les dernières créations Didon [&] Enée (2005), Impromptus (2004) et Insideout (2003) ont marqué le public luxembourgeois. Twenty to Eight, le spectacle qu’elle y présentait le week-end dernier, évoque un lieu partagé par cinq colocataires – deux danseurs et trois danseuses. C’est un peu l’expérience de « l’auberge espagnole », de la colocation avec ses pièces communes et ses pièces privées.

Chacun avec ses habitudes, sa culture, son mode de vie, son rythme trouve sa place ou ne la trouve pas, suggère ou impose aux autres certaines de ses habitudes, obsessions ou tics dans une pièce de convivialité. Bruits de machines à coudre empêchant l’un de dormir, bruits de vaisselle exaspérants, obsessions d’ouverture – fermeture de portes, tour à tour les mécaniques s’enchaînent en duo ou en groupe avec une grande synchronisation. Focus sur la cuisine, espace de détente et de convoitise, le recentrage sur les tensions s’effectue en particulier autour d’objets courants : la table, le lit, le réfrigérateur, etc. La cuisine, espace aux apparences banales et quotidiennes, devient chargée d’enjeux affectifs qui soulèvent des passions insoupçonnées. Cette cuisine est celle des enjeux majeurs avec parfois des passages romantiques notamment lors d’un duo très aérien.

Cette pièce de vie exerce une attraction extraordinaire en fin de soirée et certains s’y précipitent dès que l’heure se fait tardive. Apparaissant comme un espace à part, très chargé affectivement, on y fait de la couture, on y téléphone, on y écoute de la musique… et finalement aucune activité ne semble y être incongrue. Le décor est truffé d’astuces pour permettre aux danseurs de se mouvoir et d’exploiter les poignées de portes, les chaises et fenêtres comme autant de partenaires de danse.

Alors que les créations plus récentes de la chorégraphe s’apparentent à l’opéra danse et nécessitent une infrastructure scénique d’envergure, Twenty to Eight tient de la formation restreinte et du minimalisme quant aux décors. Une pièce clairement intimiste. Si l’intérêt d’une telle programmation 17 ans après sa création a pu être discuté par certains, la réponse s’impose sans hésitation lorsque la verve et la force de cette chorégraphie subsistent toujours en 2010. Cette création date de 1993 et correspond à la fondation de sa compagnie avec Jochen Sandig et à l’affirmation de sa démarche qui l’imposa comme une figure de la post-dance-théâtre.

Travelogue I – Twenty to Eight sera suivi de Travelogue II – Tears Break Fast en 1994 et de Travelogue III – All ways six steps en 1995. L’évidence est là, Twenty to Eight donne une compréhension a posteriori du chemin parcouru et du travail accompli par la chorégraphe. Comment Sasha Waltz est-elle parvenue à porter des créations récentes titanesques ? Tous les ingrédients étaient déjà là en 1993, autant sur le fond que sur la forme. La thématique traverse les décennies et le vocabulaire gestuel reste toujours percutant.

Le public comprend l’apport de cette chorégraphe dont le travail sur la gestuelle des bras et sur les portées inversées femmes-hommes ont été depuis maintes fois réutilisées par d’autres chorégraphes. Le rapport de la chorégraphe à la musicalité y est déjà très fort. La musique accompagne l’émotion notamment lorsque deux solitudes désœuvrées tentent des pas, s’effleurent, s’entrelacent et se percutent …le temps d’un tango très sensuel.

La danse est déjà taillée à angles vifs dans la litanie des rituels quotidiens avec un humour grinçant lorsque la danseuse s’essaie à bouger sur le tube des années 1974 Sugar baby love des Rubettes ou lorsque les danseurs voraces s’affrontent autour du réfrigérateur. Outre le regard interrogatif de la chorégraphe sur nos mœurs et notre société, la rythmique expressionniste du cinéma muet et la distorsion de nos gestes mineurs pour en exploiter la vérité crue, sont bien là.

L’éclairage sur son axe de recherche chorégraphique et sur sa créativité future est éloquent dans ce travail fondateur de la chorégraphe. Il ne reste plus qu’à poursuivre le regard rétrospectif sur le répertoire chorégraphique de Sasha Waltz lors des prochaines programmations du Grand Théâtre.

Emmanuelle Ragot
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