Carine Krecké tisse depuis plus de vingt ans, une œuvre hybride, entre observation et fiction. À Arles, son travail de recherche sur la Syrie prend une nouvelle dimension et interroge la position de l’artiste en temps de guerre

L’art de l’investigation

d'Lëtzebuerger Land du 15.08.2025

Chacun a déjà éprouvé les abîmes d’une plongée dans les pages successives du world wide web. Un lien entraîne le suivant, une image ouvre un nouveau sujet, un mot, un nom ou une date réveille d’autres souvenirs. Les méandres de ces couches successives alimentent la procrastination moderne. Pour Carine Krecké, ce labyrinthe numérique fournit la matière première d’un travail artistique conduit en collaboration avec sa sœur jumelle Elisabeth. Grâce à des méthodes empruntées aux enquêtes médico-légales, géospatiales ou à l’analyse de données, elles s’intéressent à la violence, la surveillance de masse ou la guerre. De leurs investigations naissent des œuvres qui brouillent les frontières entre réalité et fiction, vérité et mensonge, passé et présent, auteur et protagoniste. L’exposition Perdre le Nord présentée dans le cadre des Rencontres photographiques d’Arles entre parfaitement dans ce cadre, en apportant une dimension poétique supplémentaire.

Déjà en 2003, les deux sœurs semaient le trouble avec la série Photographies fictives, présentée au Casino Luxembourg : Des images en noir et blanc ressemblant à des photographies alors qu’elles sont en réalité le résultat d’une technique sophistiquée mêlant dessin et traitement par ordinateur. Quelques années plus tard, Carine Krecké soutient sa thèse en arts plastiques Nouveaux visages de l’image, qui interroge le statut de la photographie dans l’ère numérique. Elle ne s’est pas encore enfoncée dans les profondeurs de la toile.

« En 2007, je voulais réaliser une nouvelle version du livre The Americans que Robert Frank avait publié en 1958. Mais je me suis aperçue que c’était beaucoup plus difficile de capter le Zeitgeist de l’Amérique de Bush », rembobine Carine Krecké pour le Land. Vivant une sorte de crise artistique, elle emprunte les routes des États-Unis, un appareil photo accroché à son rétroviseur, pour prendre des images de façon aléatoire. « En rentrant j’ai découvert que Google Street View faisait cela de manière bien plus globale et exhaustive. » Elle explore l’outil, par curiosité, sans ambition artistique affichée.

Au détour de ses observations de rues et de paysages sur Street View, surgit une image d’un homme armé d'un lourd fusil d'assaut dans une rue d'une ville du Dakota du Sud. Cet événement anecdotique sert de prétexte pour lancer une enquête photographique sur place. Avec Dakotagate (2012), les sœurs Krecké s’improvisent photo-reporters. Elles remontent le cours d’une histoire marquée par les affres subis par les Sioux, jusqu’à des événements des années 1970. « Sur le terrain, notre démarche photographique était celle d’une machine enregistreuse de lieux de crimes perpétrés dans le passé. »

Leur travail questionne la prétendue neutralité de la photographie face à l’expérience vécue. « On peut se demander jusqu’à quel point le photographe de terrain est tenté de construire ses photos en fonction de ses anticipations, croyances, préjugés, bref, de son regard éminemment subjectif sur le monde »

Un peu plus tard (2016), elles s’intéressent à Ciudad Juárez, une ville mexicaine à la frontière avec les États-Unis, tristement célèbre pour son nombre record de meurtres en général et de féminicides en particulier. « Pendant plusieurs années, nous avons accumulé des images de Google Street View où la prostitution, la drogue et la violence s’affichent de manière très visible : maisons incendiées, flaques de sang, messages de menace sur les murs. Sur une image, on distinguait le cadavre d’une femme. Mais plus tard, Google l’a effacé et en a fait un dead link, d’où le titre de l’œuvre, 404 Not Found », résume Carine Krecké. Ce qui ne peut être montré peut être (d)écrit : Les notes et impressions prises lors des navigations à Juárez deviendront une série de poèmes.

De ces immersions prolongées, Carine Krecké retient surtout que « l’œil de Google rend obsessionnel celui qui se l’approprie pour observer le monde. Il nous met dans une position de voyeur en nous donnant accès à des territoires qui, sans ces technologies, échapperaient à nos regards, parce qu'ils sont lointains, isolés, escarpés et dangereux. » Elle n’est pourtant pas prémunie quand, en juin 2018, elle tombe par hasard sur une série de photos montrant la destruction d’Arbin, une ville de la banlieue nord-est de Damas. Ces photos ne sont (évidemment) pas prises par une Google Car qui sillonne les rues de nos villes avec ses caméras. Elles ont été téléchargées par un « Local Guide » anonyme, un de ces utilisateurs de Google qui font « visiter » leur environnement. Sauf qu’ici, l’utilisateur est plutôt un lanceur d’alerte. Les images ont été prises peu après la reconquête de la Ghouta orientale par le régime d'Assad. Ce qui est présenté comme une libération s’avère être un véritable enfer. Ces photos sont une dénonciation qui met leur auteur en danger. « Elles ne m’ont plus quittée », raconte Carine Krecké.

Cette découverte déclenche une réflexion presque obsessionnelle sur les traces visuelles de la guerre civile syrienne et marque le début d'une longue démarche artistique. Pendant six ans, l’artiste se perd dans une recherche maniaque, une quête d’informations, de témoignages, d’images, de récits qu’ils proviennent de la propagande de Daesh, du régime d’Assad ou de milices diverses. Elle veut tout voir, tout comprendre. Elle traque les forums d’échange, infiltre des réseaux sous pseudonyme, analyse les reportages des médias, recoupe les cartes… quitte à développer une « sorte d’addiction » et « une vision du monde très sombre ».

Les photos prises par cet homme ont été le moteur de Carine Krecké, parfois dépassée par l’envergure et la violence de ce qu’elle découvrait. « Je n’arrivais pas à détourner le regard et passer à autre chose. Ne pas regarder aurait été pire. C’est la première fois que j'ai compris qu’un travail artistique donne du pouvoir. Et ce pouvoir me fait un peu peur. »

Ce corpus alimente l’exposition Perdre le nord, « le couronnement de mon travail », selon les mots de l’artiste ; sans doute l’exposition la plus forte et la plus radicale depuis 2017 et la première participation du Luxembourg aux Rencontres d’Arles. Le titre, qui sonne comme une mise en garde, évoque la perte de repères, géographiques, politiques, émotionnels, que l’artiste a ressenti au fur et à mesure de ses recherches. « Mais c’est aussi une invitation au spectateur de laisser ‘déboussoler’ à son tour, à sortir de ses certitudes. Accepter de se perdre un peu, pour voir autrement », explique-t-elle.

Dans la Chapelle de la Charité, le dispositif imaginé par Nico Steinmetz réunit plusieurs éléments qui, progressivement, composent un récit sensible et interrogent la validité du regard face à la guerre et aux images qui la racontent. Quatre courts-métrages, rassemblés sous le titre Prête-moi tes yeux, reprennent les récits de quatre « local guides » qui ont détourné l’outil cartographique Google Street View pour dénoncer, à travers leurs photos à 360 degrés, des faits ou crimes de guerre perpétrés dans leur région. Elle les surnomme « le lanceur d’alerte », « le partisan », « le prophète » et « le nihiliste ». « J’ai regardé à travers les yeux de ces personnes qui ont choisi de montrer ceci et pas cela. Plus je m’immergeais, plus il devenait difficile de distinguer la réalité de la simulation », se souvient Carine Krecké. Raison pour laquelle il n’était pas question de montrer les images brutes récoltées en ligne : trop violentes, trop explicites et rassemblées sans autorisation, les photos ne sont que des bribes de vérité.

Aussi, elle développe des formes alternatives pour « ne pas exposer ceux qui font tout pour rester cachés » : des images réalisées ailleurs, dans des lieux traversés par la guerre, comme cet ancien bâtiment militaire complètement à l'abandon qui a servi sous Franco, en Galice. « Ces photos dormaient dans mes archives. Elles résonnaient étrangement avec celles de l’hôpital d’Arbin. Je compose avec ce que je trouve pour créer un univers qui parle de ce désastre et de ma propre détresse face à ces images », confie-t-elle.

Autour de ce corpus central, deux œuvres donnent un contrepoint plus abstrait. Une pièce écrite se détache comme un mur de mots intitulé The Yellow Men. Dans l’univers des gamers, le Yellow man fait référence à un signal visuel dans un jeu, indiquant un joueur ou un objet, lié à des quêtes ou à des emplacements spécifiques. Ici, l’œuvre prend la forme d’un dialogue fictionnel entre Enira K, podcasteuse occidentale, et divers intervenants qui tentent de la piéger pour qu’elle livre le lanceur d’alerte. « Carine pensait faire un podcast où raconter son parcours et parler au monde de ce qui s'est passé à Arbin. Enira K est un des pseudos qu’elle a employés », retrace sa sœur Elisabeth. Son projet s’est transformé en récit plus ou moins fictionnel, un concentré de son expérience de six années sur les réseaux sociaux dédiés à la guerre syrienne. Le langage est assez cru et brut comme on en trouve sur les plateformes de jeux par exemple. « Sur les réseaux sociaux, il y a beaucoup d’Occidentaux pour qui la guerre est un jeu ».

Enfin, la vidéo Trop loin, trop près s’éloigne de la dimension documentaire et interroge la distance face à la guerre. L’artiste se demande si ses investigations depuis le confort de son salon sont légitimes et comment son regard serait perçu par quelqu’un qui a vécu la guerre. Elle n’est pas dupe de la subjectivité des témoignages qu’elle a rassemblés. « Pourtant, il y avait un observateur extérieur, silencieux et implacable : Google Earth. » Carine Krecké réalise un montage des images des caméras satellites survolant le territoire du califat au moment du conflit avec des détails filmés dans la Chapelle de la Charité (faux marbres, tâches humides, peintures). « La chapelle a aussi connu la guerre, lors de La Terreur, après la Révolution. Elle a été pillée et le sort des sœurs qui étaient dans le couvent, n’était certainement pas beau. Il me semblait juste d’intégrer le lieu à mon film », justifie Carine Krecké. De tout près ou de très loin, des formes plus ou moins abstraites apparaissent et deviennent des motifs étranges ou absurdes. « L’imagerie satellite peut surprendre, et développer un autre langage. »

Avec Perdre le Nord, Carine Krecké offre une plongée intime et vertigineuse dans la matière même de l’information à ceux qui ont le courage de ne pas détourner les yeux.

L’exposition Perdre le Nord de Carine Krecké, avec la collaboration d’Elisabeth Krecké, sous le commissariat de Kevin Muhlen est organisée par Lët’z Arles, jusqu’au 5 octobre à la Chapelle de la Charité à Arles. Un livre complète le propos, une coédition Palais Books, Lët’z Arles, Centre national de l’audiovisuel

France Clarinval
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